Matthieu S. 24/02/2020

Faites entrer le réfugié : dans les rouages des demandes d’asile

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À la Cour nationale du droit d'asile, Matthieu a assisté au jugement de plusieurs demandeurs d'asile. L'empathie semble s'être envolée.

Vendredi 8 novembre 2019, 8h50. Je passe sous un portique, un vigile me fouille. Je laisse mes affaires métalliques dans un bac, mes chaussures et ma ceinture comprises. Je suis sommé de jeter mon eau. On me confisque le bocal dans lequel se trouve mon petit-déjeuner. Je ne m’apprête ni à prendre l’avion ni à rendre une visite en prison. Je compte simplement assister à quelques audiences à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) de Montreuil, qui recueille les recours d’étrangers dont le statut de réfugié a été refusé par l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA).

Le personnel de sécurité est posté à chaque angle de couloir. Entre ces figures statiques fourmillent étrangers et avocats en robe. Les uns peu à l’aise, les autres l’air occupés et pressés. Beaucoup d’entre eux sont au téléphone. Je m’assois discrètement sur un des sièges réservés pour le public, parmi les proches des requérants et les curieux comme moi.

En face, le juge, âgé et en tenue de civil, est entouré de ses deux assesseures. Elles fouillent leurs dossiers l’air affairées. Leur rôle est d’éclaircir le dossier pour déterminer si le demandeur d’asile a des motivations suffisamment sérieuses pour venir en France. Face à eux, le requérant tunisien (nommé ici Monsieur A.). Il est dos à nous, en manteau, comme prêt à partir. Il ne doit pas avoir plus de 40 ans. Assis à sa droite, son jeune avocat griffonne nonchalamment sur son dossier. À sa gauche la traductrice, vêtue elle aussi de son manteau. Se tient sur le côté la rapporteure, qui tape de temps à autre ce qu’il se dit, et la secrétaire, l’air de s’ennuyer.

La rapporteure lit les faits d’une voix mécanique, en parsemant son rapport de questions indirectes : « Il conviendra à Monsieur A. de préciser… ; d’apporter une explication à… ; il faudrait qu’il justifie… et détaille… ; enfin, il lui appartiendra de définir les relations qu’il avait avec untel… pour qu’il éclaire… » On peine à croire qu’elle parle de la vie de la personne devant elle. Pour la Cour c’est un cas parmi tant d’autres… L’audience commence.

Une heure pour juger la cohérence d’un récit

Pour résumer, Monsieur A. était policier dans une famille anti-djihadiste convaincue. Il a eu une altercation avec un individu suspect, l’a menacé de l’arrêter, mais à partir de ce moment a reçu des menaces de mort. Monsieur A. doit prouver qu’il était bien la cible de menaces djihadistes en Tunisie. Le juge le questionne sur sa motivation pour son métier. Il croit bon de remarquer : « Mais vous saviez en vous engageant dans les forces de l’ordre que c’était un métier à risques. » Il s’étonne ensuite que Monsieur A. soit allé de lui-même, en civil, voir son ennemi. Celui-ci se défend, fait savoir qu’il a dû fuir car sa hiérarchie ne réagissait pas. Ses raisons ne semblent pas convaincre le jury. Alors il ressasse des événements, mais les éléments qui lui importent à lui ne sont visiblement pas ceux que cherchent à approfondir la Cour. Le président perd patience : « Répondez à ma question ! » Je ne comprends pas où ils veulent en venir avec leurs questions, certaines paraissent complètement hors de propos.

Durant ce qu’il doit percevoir comme un interrogatoire mené par des gens à convaincre, Monsieur A. va à plusieurs reprises donner des détails superflus sur l’affaire. Son flot de paroles en arabe est plusieurs fois stoppé par un signe de main de la traductrice. Parfois, il parle à la traductrice comme si c’était à elle qu’il avait à expliquer la situation. D’autres fois, c’est la Cour qui pose ses questions directement à la traductrice, presque comme s’il n’était pas là. On assiste à un double dialogue, toutes les explications prennent deux fois plus de temps. L’audience se poursuit jusqu’à ce que le juge décide qu’il a suffisamment d’éléments. Je ne comprends pas pourquoi cela s’arrête maintenant, car pour moi, il y a encore beaucoup de zones d’ombre.

En mai 2018, France Culture accueille, dans l’émission La Grande table, le sociologue Smaïn Laacher. Il a travaillé pendant 14 ans à la CNDA et nous raconte son expérience dans le livre Croire à l’incroyable. À écouter !

« Croire à l’incroyable » est une enquête immersive au cœur d’une institution méconnue : la Cour nationale du droit d’asile. Pendant quatorze ans, Smaïn Laacher y a écouté les récits de demandeurs d’#asile et traité leurs requêtes.https://t.co/s3Y1We7Mcw pic.twitter.com/SWQQFtyYK2

— France Culture (@franceculture) May 12, 2018

Enfin, c’est à l’avocat de prendre la parole. Il a l’air de prendre son rôle très au sérieux. Il récapitule rapidement le parcours de Monsieur A., rétablit une chronologie qui paraît bien plus claire. Sa ligne de défense est de prouver que les craintes de son client pour sa vie sont fondées. Pour cela, il s’appuie sur de nombreux articles de journaux qui parlent de pressions djihadistes sur des policiers tunisiens. Monsieur A. n’est réellement qu’un cas parmi d’autres. Son plaidoyer dure un peu plus de cinq minutes. Le juge annonce finalement que la délibération aura lieu le 29 novembre à 11h, trois semaines plus tard. Elle aura duré une heure. Une heure pour juger de la cohérence d’un récit, de sa véracité.

On juge sans preuve, seulement sur des mots

Je sors et entre dans une autre salle. Un autre recours. Un homme nigérian qui a fui son pays car son grand frère, furieux que son père ait arrêté de lui payer ses études et jaloux de son petit frère, a brûlé la ferme familiale. La Cour revient sur les faits essentiels de son histoire. Parfois, lui-même n’a pas l’air de savoir. Presque naïvement, la présidente demande pourquoi il n’est pas allé voir la police. Il lui répond qu’elle n’aurait pas bougé. Les questions s’enchaînent. Ils essaient de savoir quel âge il avait au moment des faits, quel âge avait son frère, par quels pays il était passé, combien de temps…

L’homme s’emmêle dans les dates. La traductrice transmet mot pour mot ce qu’il dit même si ça manque de cohérence, elle a l’air peinée. C’est horrible. Il reste évasif, soit il ment, soit il n’a pas envie de parler. De toute manière, la présidente semble ne rien croire. Elle soulève les incohérences de dates, finit par devenir agressive : « C’est quand même une question simple que je vous pose ! »

On pourrait penser que tous les emplois touchant à l’humain sont forcément traversés de bienveillance. Mais Sarah a bossé dans l’humanitaire, et ne s’y est pas retrouvée.

Capture d’écran de l’article "ex-salariée dans l'humanitaire, mon travail n'avait pas grand chose d'humain", illustré par une photo : des hommes et des femmes sont assis dans une salle. Une pancarte derrière eux aborde une jeune fille noire voilée, sur un fond bleu.

Non, rien n’est simple ici. Tout ce qui est dit peut être retourné contre soi. On juge sans preuves, seulement sur une parole. Sur des mots. On juge des mots. C’est presque comme s’il suffisait d’être un bon comédien pour que son dossier soit retenu.

Tous les membres de la Cour ont l’air épuisés

Il aurait fui juste après l’attaque, passé un an au Sénégal, trois ans en Libye puis serait arrivé en Italie puis en France. Or, d’après son dossier il a aujourd’hui 35 ans. « Il me manque des années de votre vie », relève une assesseure. Tous les membres de la Cour ont l’air épuisés, cela leur donne un air blasé, peu encourageant. Dernière question : « Quel âge avez-vous ? » L’homme la regarde un moment, compte sur ses doigts, s’arrête, marmonne, recommence, silence.

La juge met fin aux questions. C’est au tour de son avocate : « Moi je me demande s’il ne serait pas un peu simple d’esprit. Vraiment il a beaucoup de difficultés au niveau des dates, de son âge… » Je n’en reviens pas. Il faut rendre cette histoire rationnelle et compréhensible, alors la solution est de le désigner comme simplet. C’est sans doute, aux yeux de l’avocate, la meilleure façon pour obtenir la protection subsidiaire.

Je commence à comprendre le rôle de l’avocat dans ces audiences. C’est celui qui redonne une cohérence au récit, en recousant des morceaux de vie qui n’ont parfois rien à voir. Ainsi cousue, l’histoire est maîtrisable, recevable et donc lissée. Elle peut rentrer dans les grilles de la justice française.

Comment peut-on penser qu’il aurait traversé le Sahara et la Méditerranée pour presque rien ?

Même son avocate parle de lui comme s’il n’était pas là, comme si c’était le dernier des concernés. Cette violence me saute au visage. Une heure que la Cour fouille dans les détails, cherche les incohérences. Mais pas une seule fois l’homme n’a fait part de son ressenti, de ses souffrances, et du possible traumatisme de ce qu’il a enduré. Comme si ce n’était pas important. Mon regard sur lui change. Comment peut-on penser qu’il aurait quitté son pays, sa famille pour quelques médicaments remboursés ? Qu’il aurait traversé le Sahara et la Méditerranée pour presque rien ? S’il est là, ce n’est évidemment pas par plaisir !

Cet homme nigérian n’est pas le seul à avoir trimé pour arriver jusqu’en France. Chaque année, des milliers de migrants traversent les frontières pour venir en France. Lamarana, Mujeebullah et Youssouf nous ont retracé leurs parcours.

La juge lève la séance. Pendant que les gens partent, sa traductrice lui explique rapidement qu’il devra revenir dans trois semaines pour connaître l’issue du dossier. On l’invite à sortir pendant qu’une jeune fille prend sa place. Même Cour, même traductrice, même avocate, les dossiers s’enchaînent. Des histoires parmi tant d’autres. J’ai la certitude que les deux dossiers seront rejetés.

Il est 11h. C’est l’heure de l’annonce des résultats des audiences d’il y a trois semaines. Je m’imaginais que cela se faisait yeux dans les yeux, lors d’une sorte de grande audience. Pas du tout. Ils sont affichés sur de petits écrans de télé sous le plafond, dans une petite salle surveillée par un vigile. Le silence est pesant. Les requérants cherchent leurs noms. Ils ont la tête en l’air, le cou tordu. Je ne sais pas comment ils font pour rester aussi calmes… Les dossiers acceptés se comptent sur les doigts d’une main.

Matthieu, 21 ans, étudiant, Paris

Crédit photo © Julien Jaulin / Hanslucas

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1 réaction

  1. C’est juste inhumain
    Les moyens ne sont apparemment pas donnés pour pouvoir faire du bon travail. Et ceci à beaucoup d’échelons.
    J’ai honte pour le système. Honte pour les politiques qui gèrent tout ceci. TOUT EST À RÉFORMER. Je ne dis pas qu’il faut accueillir tte la misère du monde mais aidons les dans leur pays déjà. Et pas simplement en donnant de l’argent bien sûr…

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