Comment je vis… avec la peur des autres
Dans une chanson de Noir Désir, on peut entendre : « Et on entend au loin résonner les clameurs de la foule, les beaux mouvements d’ensemble. » Je trouvais ces mots profondément poétiques. J’aimais les mouvements de foule, les réunions, les révolutions. Et puis est arrivée la première crise. Cette belle clameur est devenue un brouhaha assourdissant, ma respiration s’est bloquée et j’ai perdu l’usage de mes jambes. Je me suis écroulée soudainement, personne n’a rien compris. L’angoisse est tellement personnelle qu’elle effraie autant ceux qui la subissent que ceux qui la contemplent.
Quand j’ai repris conscience ce jour-là, j’ai su que tout ne serait plus aussi facile. Et puis les crises se sont multipliées. La foule et moi, nous nous rejetions mutuellement. Désormais, je devais adopter une routine bien différente. Un enchainement chorégraphié au millimètre.
L’angoisse m’a envahie, je suis entrée en guerre contre l’occupant.
Pérégrinations photographiques dans la journée d’une angoissée
Je commence à travailler dans une heure et demi, mais je sais qu’il va me falloir deux fois plus de temps qu’à un autre pour rejoindre le lieu de rendez-vous. Ma phobie me tient hors des transports en commun. Même quand je les emprunte, le trajet doit se faire en plusieurs étapes.
J’arrive à trouver une place assise. Mon regard accroche la rue. Je connais cette ville par cœur, mais je refuse de la lâcher des yeux. Je préfère un regard las à une nouvelle crise de panique. Mais je sens la présence de la foule même là où il n’y a personne. Je sors de la rame alors que je ne suis pas arrivée à destination, je dois reprendre mon souffle. Je repartirai avec le prochain. Rentrer, sortir, toujours avec l’impression d’être la seule à avancer à contre sens.
Une personne, deux personnes, trois personnes, trop de personnes. Mon esprit commence à se perdre, je baisse les yeux.
Le trajet va encore durer presque vingt minutes, je ne verrai plus que le sol. Je sens la foule qui m’oppresse, je ne peux pas relever la tête. Chaque crise prend une forme différente : hypoglycémie, spasmophilie, hyperventilation, cette fois, mon corps choisit la tétanie.
Aujourd’hui dans le tram, hier dans le métro, à chaque fois, sortir de la crise et revenir à la réalité demande une énergie considérable. Se calmer, détendre les muscles, respirer à nouveau, ouvrir les yeux, ôter son masque, les crises sont effrayantes pour les témoins, on cherche à les rassurer aussi.
Depuis que les crises ont commencé, on m’a proposé des calmants, des anxiolytiques, des cours de yoga, des tisanes tranquillisantes, de la thérapie de groupe et comportementale, j’ai tout essayé et tout rejeté, je ne me sens pas malade, juste un peu différente.
Je souffre d’ochlophobie depuis plusieurs mois. Maintenant, je prends les transports en commun seulement quand je suis obligée de le faire, j’ai économisé près de deux cents euros d’abonnement, je marche en moyenne cinq kilomètres par jour, j’ai pris près de quatre milles photos de la ville de Lyon, je connais presque mieux le nom des rues que Google Maps, j’ai aidé une dizaine de personnes âgées à traverser la rue, j’ai rencontré des enfants, des artistes, des joggeurs, des touristes et des riverains. Et surtout, je n’ai jamais été en retard.
Mon angoisse ne m’a pas exclue du monde, elle m’a réconciliée avec la ville.
J’étais une angoissée.
Je me réduisais souvent à cette simple étiquette, parce que c’était plus simple. Parce que ceux qui assistaient à mes crises ne voyaient que ça de moi, mais au fond de ma tête, une voix hurlait, me rappelant que j’existais aussi sans cette angoisse.
J’avais tendance à dire que la peur faisait partie de moi, or ce n’est pas exactement ça. L’angoisse était plutôt une force étrangère qui avait envahi le territoire. Au cours de l’occupation, je flirtais entre collaboration et résistance, à la recherche d’un équilibre sécurisant. L’angoisse n’est pas devenue mon identité, plutôt une colocataire un peu lourde que j’aimais bien enfermer sur le balcon de temps en temps.
Et j’ai appris à vivre avec.
Léna, 19 ans, volontaire en service civique, Lyon
Crédit photo Léna P.