Je ne veux pas céder à un emploi poubelle
Pour moi, grâce à l’influence de ma famille, le travail a toujours été adossé à la notion d’autonomie. Accéder au travail a permis à mes parents de vivre selon leurs propres règles et de découvrir un monde éloigné de celui qu’ils avaient connu dans le cercle familial. De plus les emplois qu’ils occupaient avaient du sens. Dans ces emplois, ils se politisaient, ils s’émancipaient, ils s’engageaient dans les luttes de leur temps : syndicales, politiques, sexuelles… Il a toujours été nécessaire pour moi que les emplois que j’exerce possèdent ces deux aspects : qu’ils permettent l’autonomie, et qu’ils aient du sens. Si le premier est devenu complexe à trouver et focalise l’attention de tous, c’est le second qui m’a le plus arrêté dans mes recherches de travaux salariés.
Mes amis : contraints d’accepter des emplois sans intérêt
S’il est facile de montrer la précarité qui grandit tout autour de nous, il est moins facile de montrer comment les emplois salariés ne sont pas des activités qui font sens pour l’employé. La compétition entre travailleurs, l’exploitation permanente de tout ce qui fait notre personne et l’aliénation progressive induite par la réalisation d’une tâche mécanique ont rendu nombre de mes amis déprimés, voire malades. Une amie est devenue agoraphobe à force de prendre le métro tous les jours pour se rendre au travail, toujours consciente qu’elle était chanceuse d’avoir trouvé un stage dans sa branche payé 600 euros par mois. Un autre ami, moins chanceux, a enchainé tous les petits boulots imaginables pour pouvoir se payer ses études de psychologie. Il a failli perdre foi en l’humanité quand il s’est retrouvé à devoir distribuer des échantillons gratuits dans les quartiers bourgeois parisiens, et presque violenté par de vieux rentiers en manque de crème de jour.
Les exemples pourraient être listés sur des pages et des pages : celui qui a du trahir ses valeurs dans un fast-food, celle qui a démissionné de quatre emplois d’affilé de serveuse pour harcèlement sexuel de la part de ses employeurs sans qu’aucun n’ait été inquiété, ou encore celui qui s’est mis à vendre du cannabis pour joindre les deux bouts.
Le point commun à toutes ses situations, c’est que pour réussir à vivre, même de manière précaire, mes amis ont été contraints d’accepter des emplois sans intérêt, au mieux, et qui sont devenus la première source de problème dans leur vie.
Plus d’expériences professionnelles que la plupart de ceux qui me jugent paresseux
Pour ma part j’ai refusé ce chantage à l’argent et, pour cette raison, je n’ai effectué presque aucun emploi rémunéré. J’ai bien conscience d’avoir l’avantage que mes parents soient là pour me permettre de survivre, même si certains mois le budget devient une petite source de panique, et qu’il faut accepter certaines concessions. Je vis parfaitement bien cette situation ; je finis mes études en sachant que pour trouver un emploi dans ma branche, ce sera un chemin de croix. Je profite de la vie estudiantine au maximum, le manque d’argent rend imaginatif et débrouillard, et surtout, je travaille.
Si presque aucune de mes différentes activités n’ont été rémunérées, j’ai pourtant accumulé plus d’expériences professionnelles que la plupart de ceux qui s’autorisent à me juger paresseux. Je sais gérer des groupes de 3 à 50 personnes, maquetter un journal, je sais planter, prendre soins, récolter des légumes et m’occuper d’une porcherie, je sais transformer un tronc d’arbre en une étagère et me repérer grâce aux étoiles, prendre la parole devant une foule ou une assemblée hostile, parler quatre langues vivantes… Ces capacités je les ai acquises en tant qu’élu syndical, rédacteur et distributeur de journaux, agriculteurs, animateur dans une école… et ce ne sont là que les travaux non rémunérés. Ceux que j’ai le plus exercés, car je sentais que j’étais utile pour les autres.
J’ai plus l’impression de m’enrichir en aidant et en apprenant qu’en faisant une activité répétitive et absurde contre un salaire. Aujourd’hui, on nous demande de nous battre entre travailleurs et chômeurs pour ces emplois absurdes et de moins en moins bien payés. Il me reste environs 50 ans d’espérance de vie, je ne suis pas sûr de vouloir échanger la certitude de mourir de faim contre le risque de mourir d’ennui.
Des emplois qui tirent vers le haut, à la fois l’homme, le citoyen et l’étudiant que je suis
Heureusement, j’ai réussi à trouver quelquefois des emplois salariés qui avaient encore du sens, comme stagiaire rémunéré dans un excellent journal ou un emploi pour la mairie de ma ville. Ces emplois tiraient vers le haut, à la fois l’homme, le citoyen et l’étudiant que je suis. Je comprenais leur utilité et partageais l’idéal qui les faisait exister. Ces emplois sont hélas une infime minorité.
Etant d’un naturel assez débrouillard et n’ayant pas de gros besoins pour vivre heureux, je pense ne pas avoir besoin de céder à un emploi poubelle. Je n’ai pas la certitude de ne pas devoir un jour m’y résoudre, mais tant qu’il me sera possible de vivre décemment sans accepter le chantage à l’argent du marché du travail, je le ferai. Il me semble cependant impossible de garder une quelconque dignité humaine dans un marché où l’on me demande de me vendre. Quasi esclave ou miséreux, je pense que moi, ma génération et toute l’humanité valons mieux que ça. Il nous reste à avoir de l’imagination et de l’audace pour trouver et mettre en place une alternative à ce choix.
Matthieu, 24 ans, étudiant en philosophie, en voile et en agriculture… actuellement à Athènes