Liban : traumatisés sur plusieurs générations
Guerre de 2006. Beyrouth, Liban. Je ne me rappelle pas du moment où mes parents nous ont mis dans une voiture pour fuir vers le nord, mais je sens encore les larmes couler de mes joues au moment des obus.
4 août 2020, double explosion au port de Beyrouth. Je ne me rappelle plus de la musique résonnant dans mes oreilles mais je sens encore le sol trembler sous mes pieds, et les sonneries des appels auxquels personne ne décroche. Le lendemain, balai à la main, j’ai dû aider à nettoyer le verre des routes et de ma maison d’enfance. Mobilisation nationale pour réparer les dégâts d’un gouvernement corrompu.
Je suis libanaise, et la guerre a toujours habité le sang de mes parents, de mes ancêtres et le mien. J’ai grandi en entendant des tirs, en ayant peur qu’une voiture ne saute dans mon quartier ou qu’on ne nous évacue de force de nos écoles après s’être mis à l’abri dans les couloirs. Rentrer tard, ne pas répondre au téléphone, avoir faim, des choses anodines qui ont toujours hanté nos quotidiens. J’ai une responsabilité en cas de catastrophe de répondre au téléphone avant de sauver ma peau. De rassurer avant de me calmer. Calmer ceux qui n’ont jamais connu le calme.
Aujourd’hui, je le vois dans ceux qui sont plus petits que moi. Âgés de 6 ans, des petits que je gardais ayant vécu l’explosion du port sursautent à tout bruit, en parlent naturellement et commencent à s’inquiéter si leurs parents ne répondent pas.
Ce qu’on apprend en temps de guerre
Je suis née à Beyrouth en 2002, après la fin de la guerre civile au Liban. Une guerre qui a fortement marqué les esprits de mes parents, qui ont participé à l’effort de guerre. Ma mère a bien une photo avec l’ancien président assassiné après quelques jours de mandat. Elle en était fière. Ignorant l’impact que ça aura sur sa psyché, elle se retrouve à savoir reconnaître les types d’avions juste avec les bruits qu’ils font, et les différents types d’armes à feu. À savoir exactement comment soigner tout type de blessures, à savoir recoudre des vêtements, à survivre avec le minimum de nourriture.
C’est peut-être ma grand-mère ou le fait d’être une fille issue d’une famille de huit enfants qui lui a appris à quoi s’attendre en temps de guerre. Quinze ans de guerre. Moi, je n’ai fait qu’observer, et en l’occurrence apprendre. On m’appelle débrouillarde, adaptative, ingénieuse. Mais je pense que tout ceci n’est que le fruit de décisions prises à l’arrache en temps de crise, s’étendant sur des centaines d’années.
La générosité qui caractérise les Libanais est, à mon avis, le résultat du stress intergénérationnel transmis après 1918 et la Grande famine, un traumatisme majeur dans l’histoire de mes pairs. Cette réflexion, je me la suis faite après des années d’observation de ma grand-mère et de mes tantes qui préparent tous les jours assez de nourriture pour faire manger tout le voisinage, et quand je vois mes proches se faire les courses mutuellement à chaque visite. Avoir un frigo vide ou dire qu’on a faim engendre un offusquement général. Avoir faim serait signe de danger. Quand tout le monde est rassasié, la vie reprend son cours.
Je sais qu’aujourd’hui, j’arrête ce que je fais pour nourrir quelqu’un qui passe à la maison… si je n’avais pas déjà tout préparé la veille. Je fais les courses à une amie en ayant 1,92 euros sur mon compte. Je trouve à manger à mes invités, alors que je n’ai que du yaourt au frigo.
Des réflexes propres aux habitants du Moyen-Orient
Vivre dans l’attente, s’habituer aux bruits d’avions de guerre et de tirs, sursauter aux claquements de porte et faire toujours attention aux sorties de secours dans tout lieu. En conduisant, j’ouvre un petit peu les fenêtres même en ayant allumé la clim, en cas d’autres explosions inattendues. J’ai un kit de couture sur moi à tout moment et du chocolat au cas où quelqu’un aurait faim. Ayant vécu auprès de gens ayant les mêmes réflexes, j’ai vu la différence en arrivant en France.
Ce que je pensais être un comportement normal a paru étranger à mes amis français, belges ou même américains. Une différence culturelle bien propre aux habitants du Moyen-Orient, aux habitués des catastrophes et des armes. Ces phénomènes ont été vécus par mes grands-parents, mes parents, moi-même, et encore la génération d’après. Ces réflexes sont repris de père en fils, de mère en fille et ne font qu’évoluer, surtout en présence aujourd’hui d’une crise économique jamais vue auparavant. Le dictionnaire des comportements transmis par traumatisme ne fait que prendre de l’ampleur au fil des années. Jusqu’à quand cela durera-t-il ?
Après l’horreur de la guerre en Syrie et l’exil en France, Owes doit vivre avec un lourd passé.
C’est en me posant cette question après les événements de 2020 que j’ai pris la décision de quitter le Liban. Quelques jours après l’explosion, j’ai soudainement eu cette idée de fuir, pour de bon. De me débrouiller seule pour trouver de la stabilité. Une idée très soudaine et non préméditée (ou peut-être m’étais-je inconsciemment préparée à partir il y a bien longtemps ?). J’ai heureusement pu concrétiser cette idée, avec beaucoup d’efforts.
Je me sens privée d’une jeunesse auprès de mes amis et de mes proches. Tout comme mes prédécesseurs, tous peuvent me conter l’histoire d’une jeunesse perdue au détriment d’armes et de corruption, de fatigue et d’argent. La fatigue est un trait commun chez nous et j’espère, un jour, savoir comment me reposer.
Dora, 20 ans, étudiante, Paris
Crédit photo Hans Lucas // © Karim Daher – Apres les explosions dévastatrices survenues le 4 août 2020, les opérations de déblayage et de réparation se poursuivent trois jours plus tard dans les environs du Port de Beyrouth, Liban.
Bravo et merci de partager vos expériences et sentiments qui diffèrent des autres car vous touchez un point important pour nous grand-mère à comprendre nos petits enfants.