« Mon corps tout entier en appelle aux frissons procurés par une fine lame aiguisée »
Nous nous avons demandé à la psychiatre Marie Rose Moro, pédopsychiatre et directrice de la Maison des Adolescents de Cochin (Maison de Solenn) à Paris d’expliquer ce trouble pour mieux le prévenir et le soigner.
« L’automutilation est une pratique qui s’est développée ces dernières années et qui est plus fréquente chez les filles qui attaquent leurs corps et cherchent à diminuer l’angoisse en faisant couler leur propre sang. C’est effectivement une dépendance qui comme toutes les dépendances est tenace et elle vous choisit autant que vous la choisissez. Elle devient indispensable et on a très vite de grandes difficultés à s’en passer. Elle vous oblige à répéter souvent selon le même rituel des gestes qui parfois font mal mais toujours donnent l’illusion d’apaiser jusqu’au moment où on devient dépendant de ce geste, angoissé si on ne peut le faire dans les conditions habituelles et dans la contrainte absolue de le répéter pour se sentir exister. Il est important de ne pas rester seul(e) avec cette dépendance, d’en parler, de consulter, de sortir du cercle vicieux qui oblige à recommencer et parfois à se faire de plus en plus mal, de prendre de plus en plus de risques pour sentir l’apaisement éphémère et parfois dissimuler ce qui est derrière, comme des inquiétudes ou des idées noires. Soigner ce qui est caché et endormi par l’automutilation permet d’arrêter de se faire mal et ensuite on réapprend progressivement à se passer de ce geste, de cette attaque de son corps. On réapprend à protéger son corps. »
Et voici le texte de charlotte…
Le corps, les désirs et les sensations m’ont souvent intriguée. Que ressentent les autres lorsque ma peau frôle la leur, lorsque je glisse mes doigts sur leur poignet, le pouce à l’intérieur, et que je me promène lentement le long des veines battantes, pleines de vie ? Ont-ils eux aussi un frisson de plaisir qui se propage dans le dos comme le vent sur l’herbe quand on prend leur oreille délicatement entre les dents ? Des sensations inconnues qu’il faut apprendre à apprivoiser, que mon corps a longtemps rejetées.
Je tourne les yeux vers la lame brillante
L’enveloppe corporelle attirante par trop de publicités, par trop de défilés, par trop de faiseurs de beauté, s’empare de l’âme, de la conscience, de la parole. Touchée-bougée-déshabillée-poussée-allongée-tournée-bringuebalée-chahutée-balancée-secouée-ébranlée-ballotée-cahoté : volée. Un corps. De la chaleur. Un trou. Pas d’émotion. Laisser le maître diriger. Qui a la baguette a le pouvoir. Obéir sous le sourire, répondre à la joie et à l’envie. La joie, toujours, la joie, d’une douce poupée au corps transformé et parfait. Appeler à se faire remplir et l’esprit et le corps. Et recommencer, car telle est la destinée de la femme.
Je ne ressens plus rien, j’ai oublié la douleur pour oublier le mal. Alors la souffrance est partie, emportant avec elle la douceur et le bien-être. Il ne reste plus que le neutre, le passif, l’attente plate. Déconnexion intérieure de l’indissociable.
Et lorsque tout semble avoir enfin disparu, il réapparaît au moment le plus insolite. Au moment où la paix intérieure nous emplit tout entier, qu’on arrête enfin de courir après le temps pour oublier, pour se donner l’illusion d’une vie, on réfléchit enfin, on repense à soi, à son corps, à l’état de son âme. Et on tourne les yeux vers la lame brillante. Les larmes rouges coulent sur les douces mélodies des violoncelles.
Le vide.
Le regard choqué des autres m’exaspère
Alors pour empêcher tout cri de me détruire à nouveau, je sors ma brillante lame. Le sang est d’un rouge pourpre onctueux, qui brille sur la blancheur de mon teint. Dernier spectacle d’une âme qui se meurt.
C’est une passion peu commune et incomprise.
Lorsque certains rêvent de sexe ou d’une cigarette, lorsque certains cherchent des drogues ou la fuite dans le voyage, mon corps tout entier en appelle aux frissons procurés par une fine lame aiguisée.
C’est une caresse inhabituelle et magnifique, qui procure un bien-être parfait dans le corps. C’est prolonger la caresse, ressentir longtemps après l’effet d’un corps étranger sur sa peau.
Mais je m’interdis ce bonheur, non pour ne pas détruire mon corps (après tout, qu’importe ? J’évite les infections…), mais parce que le regard choqué des autres m’exaspère. Trop peu comprennent l’absence de lien direct entre l’effet de la cicatrice et la dépression.
Je suis d’un naturel joyeux, j’aime la vie. Le passé est passé, il est devenu moi et j’ai appris à vivre avec lui.
Mais mon corps aime aussi ce baiser aigu du métal. Je le fais seule, sur de belles symphonies. C’est un moment apaisant. Mais vient le moment où je sors de chez moi et où je m’impose les manches longues malgré la chaleur pour ne pas avoir à chercher des explications là où il n’y en a pas.
Pourquoi interdire de mourir ?
Pourquoi faudrait-il interdire à quelqu’un d’assouvir son plaisir ?
Pourquoi même faudrait-il interdire à quelqu’un de mourir ? Quel droit avons-nous d’imposer la vie, d’imposer de prendre plaisir à un délice si éphémère ?
La mort rappelle aux vivants cette futilité. Qu’un vivant puisse ne pas trouver d’utilité à la vie remet en cause toute une société qui ne peut tenir en équilibre que sur la base de la vie. Ainsi, le geste simple d’un humain – infime représentant de sa race – qui mettrait fin à sa vie prend soudain une ampleur universelle : c’est la remise en cause totale d’un équilibre imparfait. Alors tous les humains se dépêchent, essayant de rattraper le temps qui leur échappe sans-cesse, voulant faire tourner le moteur dont ils sont étrangers. Petits tas de chair imbus de leur pouvoir et fiers de leur corps. Il est amusant de les voir se détruire pour la gloire d’un seul qui tombera l’instant suivant. Acteurs d’un futile progrès, ils croient qu’en tranchant une tête leur existence prendra des couleurs. Tous doivent s’efforcer à rester en vie. Et les larmes rouges coulent sur les douces mélodies des violoncelles.
Dès que la musique s’éteint, dès que l‘action s’arrête, dès que nous devenons seuls responsables de notre vie intérieure.
On se retrouve seul dans un vaste infini de brume sombre à contempler le néant, sans être maître ni de ses membres ni de son esprit. On vole. On plane.
Et ce voyage nous réjouit. L’avenir n’a plus d’importance, le temps disparaît, le présent est le passé, est le futur. Il ne reste de nous qu’une âme vagabonde souffrant d’un malheur inexistant. Que tout s’arrête enfin et que l’air vienne m’emplir de son chaste baiser ! Que la fraîcheur de l’hiver ravive mes joues de ses aiguilles aiguisées ! Que le soleil caresse mon corps abîmé !
Je veux vivre. C’est mon choix.
Charlotte, 20 ans, étudiante, Lyon
Crédit photo Flickr / Kev. Ever