Itinéraire d’une enfant ballottée
« Mettez-vous là, sous les sièges », nous a dit notre père quand on est arrivés au port de Marseille, pour embarquer dans le bateau vers Alger. Mes parents étaient séparés. Mon père devait nous prendre avec lui pour quelques jours de vacances. En fait, il nous a emmenés au bled, mon frère et moi, sans avertir ma mère.
On a obéi. On s’est caché sous les sièges de la voiture, pour pas que les policiers de la douane nous voient, parce que mon père n’avait pas nos papiers. Pendant tout le trajet, mon père nous apportait à manger et nous rassurait.
Arrivés en Algérie, il nous a emmenés chez mes grands-parents, ses parents. Quelques jours plus tard, je l’ai vu sortir de la maison avec mon frère. Je l’ai suivi et je lui ai demandé où ils allaient. Il a répondu : « Je dois repartir en France, et ton frère va venir avec moi. » J’ai compris qu’il comptait me laisser toute seule ici, dans ce village inconnu, chez mes grand-parents que je connaissais à peine. Je me suis mise à pleurer. Il m’a dit qu’il reviendrait bientôt me chercher. Il a démarré sans même se retourner. J’ai couru derrière la voiture en hurlant.
Après ça, mon grand-père m’a inscrite à l’école. J’ai commencé à y aller tous les jours, comme si j’étais une enfant du village. Je n’ai pas vraiment de souvenirs de ces mois passés là-bas. C’est comme si mon cerveau avait effacé cette période de ma vie.
Retrouvailles étranges
Un an après, la famille de ma mère est venue me chercher. Ils m’ont pris avec eux en voiture, pour rejoindre leur village. « À cause de toi, ta mère a dû venir jusqu’ici pour te chercher ! » ; « Regarde-toi, comme tu es habillée ! » Voilà ce qu’ils m’ont dit pendant tout le trajet. Comme si, à 7 ans, j’étais responsable de cette situation.
Arrivée chez ces grands-parents, j’ai trouvé ma mère dans le salon. Elle m’avait ramené plein de cadeaux, dont des vêtements neufs. Elle m’a dit plus tard qu’elle m’avait récupéré dans un état pitoyable. Elle ne m’a pas prise dans ses bras alors qu’elle ne m’avait pas vue depuis un an. Elle m’a juste fait une bise.
On est reparties en France au bout de quelques jours. Une fois à l’appartement à Marseille, j’ai vu mon frère, un homme inconnu et un bébé dans un berceau. Ma mère avait eu cet enfant avec son nouveau mari. Elle avait construit une nouvelle famille dont je me sentais exclue. Mon frère et moi on se disait qu’on n’avait rien à faire là.
Enfermée avec lui
Pendant des mois, je n’arrivais pas à parler. Ma mère s’est inquiétée, elle m’a même emmenée chez une psychologue. Aujourd’hui, je me dis que c’était sûrement lié au traumatisme que cette année loin de tous avait provoqué chez moi.
Après mon retour d’Algérie, je ne savais même pas si mon père était vivant ou pas. On essayait de l’appeler mais on n’arrivait pas à le joindre. Un jour, il a fait son grand retour. Ensuite, de temps en temps, il nous ramenait avec lui. Quand on revenait chez notre mère, on se sentait trop mal.
Quand je suis retournée à l’école, en France, j’avais des grosses difficultés parce que j’avais pris du retard pendant mon année en Algérie. J’ai commencé à faire mes devoirs avec mon beau-père. Il m’enfermait dans une pièce avec lui. À chaque fois que je me trompais, il me fracassait. Ma mère venait de temps en temps, pour lâcher des petites phrases comme « doucement » ou « c’est bon ça suffit ». Rien de plus. Elle aurait pu me défendre. Mais elle ne l’a pas fait.
Conflit de loyauté
Quand ma mère a dû aller à l’hôpital quelques jours pour se faire opérer du dos, un enfer a commencé pour mon frère et moi. Mon beau-père nous frappait tout le temps. Jusqu’à ce qu’on ait des marques sur le corps. Ma mère m’a dit : « Si on te pose la question, ne dis pas que ton beau-père te maltraite. Dis que tout va bien et que tu es heureuse avec nous. Sinon ils vont te prendre, toi et ton frère, et tu nous verras jamais. »
Un jour, mon frère est arrivé à l’école avec une grosse marque au visage. Les gens de l’école ont commencé à avoir des doutes et ont fait un signalement. Je me souviens de la voiture de police qui m’a emmenée au commissariat. Mon beau-père était juste dans la salle à côté. Il m’a regardé, suppliant, à travers la vitre. Pour la première fois, ce n’était pas moi qui avait peur. C’était lui.
Les inspecteurs m’ont demandé ce qu’il se passait à la maison. J’ai décidé d’écouter ma mère. J’ai répondu que mon beau-père m’avait toujours bien traitée et qu’il me considérait comme sa fille. Il a quand même passé la nuit en garde à vue. Je voulais qu’il passe la pire nuit de sa vie.
Après ça, avec mon frère, on ne s’est plus jamais laissés faire. On savait que si mon beau-père levait la main sur nous, on pouvait aller porter plainte. À la maison, mon beau-père s’est calmé. La peur a changé de camp.
Naya, 20 ans, en formation, Marseille
Crédit photo Pexels // CC Ahmed Akacha
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