Alep, j’ai honte
Aujourd’hui, j’ai honte. J’ai honte parce qu’un massacre a lieu à 4036 kilomètres de moi, mais c’est comme si c’était dans la rue d’à côté. Et en même temps, c’est toujours trop loin. J’ai honte, je suis en colère et je dois me retenir de pleurer à chaque fois que je tombe sur ces messages qui disent « Souvenez-vous de nous. » Ces messages qui affrontent la mort avec la plus violente de toutes les humanités.
J’ai honte parce que ça fait cinq ans maintenant, et qu’on est restés silencieux. J’ai honte et je suis dégoûtée quand je repense au nombre de fois où, au hasard d’un journal télévisé, je me suis dit : « Et au fait, la Syrie ? On n’en parle plus, ça y est, tout va bien dans le meilleur des mondes, c’est fini ? »
Une solution avant qu’il n’y ait plus rien à sauver
En ce moment, des gens meurent dans des rues en ruines, piégés comme des rats et à la merci de forces qui ne méritent plus de visages, qui ne méritent plus de nom. Un pays assassine sa population, mais au nom de la diplomatie internationale et de la bienséance, on préfère encore faire des sommets plutôt que de chercher une réelle solution. Une solution rapide. Avant qu’il n’y ait plus rien à sauver.
Bien sûr, la guerre, ça n’a jamais eu aucun sens. C’est pas nouveau. Mais ce qui me frappe actuellement, c’est notre impuissance. Notre impuissance, quand j’en discute dans mon entourage.
Notre impuissance à continuer de débattre sur les oui et les non, les tenants et les aboutissants, pour au final toujours terminer sur la même note. Des gens meurent et on regarde le spectacle.
À la télé, à la radio, dans les journaux, mais surtout en direct sur Twitter, à portée de téléphone, au bout des doigts, au bout du pouce.
Personne n’a la solution à la paix dans le monde. Mais parfois, il y a des cris du coeur qu’il faut pousser. Assez fort, assez longtemps. Celui-là, on l’a manqué. On n’a pas marché dans la rue. On n’a pas brandi des banderoles. On s’est indignés devant un écran, autour d’un café. Refaire le monde, le temps d’un instant. Et puis passer à autre chose. Non, on ne peut pas se révolter constamment ; c’est usant, trop fatiguant, et le coeur finit toujours par s’essouffler dans le ronron de la vie qui continue. Parce que la nôtre continue. Parce que c’est tout à côté, mais on arrive encore à oublier. À trouver ça assez loin pour ne pas toujours y penser.
Détestez-nous, je comprendrai
Alors, si tout ça se termine un jour, s’il reste des survivants, je comprendrais qu’ils nous détestent. Détestez-nous, je ne vous jetterai pas la première pierre. J’en suis moi-même désolée. Moi aussi, je déteste ce qu’on a fait. Notre absence, nos manquements. Cette paralysie occidentale pour une histoire qui se répète toujours. À tous les coups, on n’apprend rien et on recommence.
Aujourd’hui, j’ai honte. Mais c’est ce que je préfère encore. Avoir honte plutôt que de fermer les yeux. Et puis tant pis, si vous en avez marre d’en entendre parler. Tant pis, si c’est le cinquième billet sur Facebook qui vous renvoie encore une fois à quelque chose qui ne vous arrange peut-être pas. J’ai toujours l’impression qu’on n’en parle pas assez.
Peut-être parce que les seuls regards de l’intérieur sont en train se fermer, les uns après les autres.
Aujourd’hui, j’ai honte. Et ça a l’odeur du chlore et du phosphore, du napalm et du froid. De la poussière qui ne tombe pas sur moi, mais sur une ville que l’on mène à l’extinction. Peut-être qu’il y aura à nouveau une information, demain matin. Au réveil groggy, les gros titres et les flashs infos. Priorité au direct, même si l’on ne voit plus rien. C’est et ça a toujours été gris. Il n’y a rien de manichéen, rien de sûr, rien de certain. On nous a enlevé l’idée trop simple des bons et des méchants. Il n’y a que des Hommes. Des femmes, des enfants. Et devant eux j’ai honte. Parce qu’ils ont la force de nous regarder droit dans les yeux, en nous l’assurant.
« Plutôt mourir debout que de vivre à genoux », aurait dit Charb.
Valentine, 18 ans, étudiante, Toulouse
Crédit photo Karam Al-masri