Les « terreurs du bidonville » ont eu droit à une 3ème chance
La première fois que j’ai rencontré Narcissa, c’était sur le bidonville de Saint-Ouen. Du haut de ses 12 ans, elle m’a demandée une cigarette. J’ai refusé, tout en me disant qu’il faudrait absolument qu’on lui propose de participer aux activités que nous organisons. J’ai alors rencontré ses deux petits frères Armando et David, âgés de 7 et 9 ans.
Un jour, je leur ai proposé d’aller à la médiathèque de Saint-Ouen. Ils étaient ravis de pouvoir y participer. Cette première sortie s’est très mal passée. Narcissa n’écoutait rien et traversait la route en courant, sans faire attention ni aux voitures, ni à ses frères.
La sortie suivante, j’ai donc décidé, à contrecœur, de ne pas les emmener avec moi. Ils étaient évidemment fâchés et ils m’ont supplié de les laisser venir. Comme ils nous ont suivi, j’ai même dû faire demi-tour pour les ramener au bidonville.
Quelques semaines plus tard, j’ai voulu leur donner une seconde chance. Je les ai donc emmené à un entraînement de cirque afin de réaliser un spectacle de cirque avec les enfants des bidonvilles où nous intervenons. Nouvel échec : ils n’écoutaient rien et se sont battus avec les autres enfants avec le matériel de cirque. En essayant de les séparer, je me suis pris un coup de frite en mousse dans la tête…
Je ne savais plus quoi faire, j’étais triste de ne pas réussir à faire en sorte que cela se passe bien. J’ai quitté l’entrainement et je les ai ramenés au bidonville avant les autres. J’ai voulu parler à leurs parents, mais ils n’étaient pas là.
Les autres enfants en ont peur
Narcissa, Armando et David font partie d’une famille de sept enfants. Ils ne sont jamais allés à l’école en France. Ils se nomment eux-mêmes « les terreurs du bidonville ». Les autres enfants ne veulent pas jouer avec eux car ils en ont peur. L’association ASET 93 intervient dans le bidonville avec des camions-école deux fois par semaine pour essayer de préparer les enfants à « l’école ordinaire ». Narcissa a dû quitter ces camions-école car elle ne respectait pas les règles de la classe.
J’ai discuté avec les maîtresses. Elles comprenaient mon désarroi et m’ont conseillé de récompenser ceux qui faisaient des efforts.
C’est juste : la question de sécurité est primordiale lors des sorties et on ne peut pas se permettre d’emmener des enfants qui mettent en péril le reste du groupe.
Réputés « irrécupérables »
Lors des sorties suivantes, j’étais tiraillée entre refuser qu’ils viennent afin que la sortie se déroule bien et leur permettre de venir car j’espérais qu’ils puissent changer.
Je leur expliquais à chaque fois pourquoi ils ne pouvaient pas venir tout leur disant que ce n’était pas définitif.
Cela se finissait toujours en drame : ils voulaient quand même venir et nous suivaient à distance pendant le trajet. Cela m’obligeait à quitter le groupe et à les ramener de force sur le bidonville, comme avant.
Un jour où il n’y avait qu’Armando, j’ai décidé de lui donner une 3e chance. Les autres parents du bidonville sont venus me voir pour me dire de ne pas l’emmener, car il se battait tout le temps et que selon eux, il était « irrécupérable ». Lui entendait et comprenait tout.
Ce constat sans appel et sans espoir m’a beaucoup attristée.
Je n’étais pas d’accord, tout le monde a le droit à une troisième chance non ? J’ai dit à Armando. que j’étais sûre que les autres parents se trompaient et que cela ne dépendait que de lui de ne pas leur donner raison. Il m’a promis de bien se tenir.
Au dernier moment, il a changé d’avis et a décidé de ne pas venir. Pourtant, il sautait de joie à cette avant la discussion avec les autres parents.
Après avoir emmené les enfants à Saint-Ouen, pour l’entraînement de cirque, je n’ai pas arrêté de penser à Armando.
J’avais la triste impression qu’il ne se sentait pas capable de tenir la promesse qu’il m’avait faite et qu’il ne croyait pas en lui.
… et moment de grâce
La semaine suivante, j’ai emmené les deux frères au parc avec les autres enfants et c’était génial.
Ils ont été adorables et ils étaient tellement heureux de ne pas être exclus pour une fois.
Je pense que de se défouler dans un parc leur correspondait bien mieux que de se concentrer dans une salle pour les entraînements de cirque. C’est peut-être pourquoi, ils avaient changé de comportement.
Aujourd’hui, cette famille est repartie en Roumanie. J’ai appris leur départ un jour en arrivant sur le bidonville. J’ai vu leur baraque ouverte… et vide. Les voisins m’ont dit qu’ils étaient partis du jour au lendemain.
J’aurais aimé leur dire au revoir, mais je ne les reverrais sans doute jamais.
Je ne sais pas si leur vie sera plus simple là-bas, si les enfants auront la chance d’aller à l’école, mais j’en doute. Cette famille était l’une des plus pauvres du bidonville, je pense donc que leur vie sera également très précaire en Roumanie.
J’espère qu’ils rencontreront d’autres personnes prêtes à leur donner des secondes et des troisièmes chances et que eux, seront prêts à les saisir.
Juliette Pham Tran, 26 ans, salariée, Paris
Crédit photo Flickr CC by Rafael Robles