Saint-Denis, mon autre Paris
Il est parfois difficile d’admettre que notre habitat, notre lieu de vie, fait partie intégrante de notre construction intellectuelle et même physique. Il est d’autant plus difficile de l’admettre quand ce milieu est emprunt de dédain et de rejet de la part d’autrui.
Comment apprécier et respecter son environnement quand on le voit représenté si négativement ? Comment s’y construire ? Il y a certainement plusieurs solutions, mais deux d’entre elles sortent du lot : on peut soit accentuer et brandir cette image négative qu’on se fait déjà de nous, pour en devenir un représentant caricaturale ; soit rejeter cet univers, tenter de l’annihiler pour épouser d’autres codes (erreur que j’ai commise). Dans ce deuxième cas, on veut se laver de notre « banlieuardise », on se prépare physiquement, linguistiquement, idéologiquement à entrer dans un autre monde qu’on nous présente comme meilleur. La parfaite recette pour rester étranger à l’autre, tout en devenant étranger à soi.
Dix ans dans ma cité
Ces quelques photos ont été prises entre 2007 et 2018 à Saint-Denis, dans le quartier où j’ai habité de mes 13 ans à mes 23 ans. J’habitais dans la plus petite cité appelée « la Tournelle Saint-Louis » ou plus communément « terre noire ». Celle-ci était entourée de trois autres cités plus conséquentes, ce sont elles qui ont été photographiées. Elles constituaient mon champ de vision et ma principale ouverture sur le monde.
Ces photos ont été prises sans raisons apparentes, peut-être un besoin de mémoire ou une envie de (moi aussi) donner ma vision de la cité. Un besoin de me raconter à travers des photos quand les mots étaient encore enfouis. Ces clichés sont gris, ternes, ils représentent un lieu abandonné (que je désespérais d’abandonner à mon tour). Je ne souhaitais ni l’embellir, ni m’attarder sur ce que j’y trouve de beau aujourd’hui. En effet, si je devais reprendre ces photos, je tenterais d’en faire surgir le positif, de présenter l’autre Paris et ses couleurs inconnues. Sans filtres mensongers qui exagèrent dans un sens ou dans l’autre, ce n’est pas nécessaire. D’ailleurs, parfois, un sentiment de lassitude s’empare de nous et on se demande pourquoi on devrait (se) justifier, montrer, romancer notre quotidien ? Pourquoi se battre à vouloir prouver aux médias dominants et écrasants que ce qu’ils montrent est néfaste pour tous. Si le modèle ne nous inspire que rejet, inspirons-nous en, en le rejetant lui. C’est simplement l’occasion d’offrir aux générations actuelles et futurs autre chose que ces deux choix arbitraires auxquels j’ai été confrontée : le rejet et l’assimilation ou la reproduction d’un stéréotype. C’est d’abord pour nous que nous devons donner d’autres images, se raconter d’autres histoires, ouvrir la voie pour cesser d’entendre le brouhaha incessant qui nous construit.
Les immeubles ont remplacé les montagnes
Ce chez-soi nous offre une expérience encore différente lorsqu’on est une femme. Vue de la fenêtre : d’autres bâtiments, un massif gris et austère s’impose. Il nous encerclent et nous guettent. Toutefois, de cet endroit-là, on peut prendre le temps de les observer et même d’en apprécier une certaine esthétique. Pour moi qui viens de Kabylie, ils ont tout simplement remplacés les montagnes. Ce sont des hauteurs un peu plus géométriques et strictes, mais elles offrent un même sentiment de grandeur, de suspension et parfois de vertige.
De ma fenêtre, je pouvais me réapproprier ce quartier, je pouvais prendre le temps de l’apprécier un peu secrètement. Car lorsqu’on est une femme, la cité dans sa globalité nous maintient parfois dans un statut d’étrangère. On y pénètre doucement, sans trop se faire remarquer, sans déranger les habitudes de ceux qui s’y sentent à l’aise, pour atteindre ce petit appartement exigu qui constitue une bulle. La cité est un lieu pour les hommes et ceux-ci t’observent, te connaissent, sans jamais te dire un mot. Pour toi, c’est une masse d’hommes sans visages précis. C’est juste un malaise. Nous sommes donc liés entre hommes et femmes par un malaise continuel, devenu banal presque normal.
La cité, on se déteste d’en faire partie
Certes, la cité accueille moins bien les femmes, qui peuvent s’y sentir étrangères, mais ce sentiment d’étrangeté est intrinsèque à chaque banlieusard. Je vois la cité comme cet entre-deux parfait et éternel où se trouve échoué l’exilé. Lorsqu’on émigre dans une ville comme Saint-Denis, l’émigration se fait plus douce, mais plus longue aussi, car rien ne change vraiment. Je suis arrivée de Kabylie à 12 ans, pour être entourée de gens qui me ressemblaient, qui partageaient la même histoire que moi. Ainsi, le choc lié à l’exil ne s’est pas ressenti à l’arrivée en France, car nous avions atterri dans une autre France. Saint-Denis est un lieu qui n’est ni complètement le pays d’origine, ni complètement le pays d’accueil. Saint-Denis est une ville qui maintient dans l’étrangeté, et la cité en est la continuité, la création à plus petite échelle. Elle est en périphérie, elle a une architecture différente, c’est un dortoir géant, et on ne s’y sent jamais vraiment installés. Souvent, lorsqu’on habite dans une cité, on pense que c’est transitoire, qu’on va partir. Alors on ne regarde pas vraiment autour de soi, on survole du regard ce paysage rectiligne, on le déteste parfois, et on se déteste d’en faire partie.
« T’as pas l’air d’un WESH ! »
Je dis « on » certainement à tort, ce « on » serait peut être pertinent pour ceux qu’on appelle la première génération, devant rester là « en attendant », mais peut être pas pour leurs enfants qui, eux, sont nés dans ces quartiers. Fâcheuse habitude scolaire de s’exprimer en tant que « nous » et de ne jamais avancer un propos au nom de sa seule individualité. Toujours se noyer, se protéger avec un « nous », c’est d’ailleurs ce dont souffre la banlieue. Elle est un « eux », des anonymes, ce « tout » flou et lointain, ce concept qu’elle est devenue qui a ôté toute chance d’individualité à ses habitants. Cette idée reçue de la banlieue et du banlieusard qui provoque un étonnement chez l’autre quand tu ne corresponds pas au personnage exact qu’on lui a présenté, ce qui donne naissance à ces phrases drôles et blessantes telle que : « Ha ! Pourtant tu n’as pas l’air d’une meuf de cité. » Ou : « T’as pas l’air d’un WESH ! »
Chacun son histoire avec sa cité, chacun sa voix, chacun son récit. Aujourd’hui, je ressens une extrême tendresse et du respect pour la ville de Saint-Denis. Quand j’y retourne, je m’y sens chez moi sans aucun doute. J’ai ma place, elle m’a accueillie sans me juger, avec ma différence, mes habitudes. Elle ma vu tenter de la rejeter, la dénigrer et m’a pardonnée. Peut-être que c’est un entre-deux, que ce n’est ni complètement la France (ou l’idée que nous nous en faisons), ni complètement l’Algérie pour moi, le Mali, le Pakistan ou le Bangladesh pour un(e) autre. C’est un nouveau territoire. Un lieu riche de cultures, un lieu qui lutte malgré la gentrification, malgré le nouvel habit propre qu’on veut lui faire porter. C’est un lieu hors normes, avec des codes venus de partout qui s’entremêlent, un lieu qui nous épuise mais qui sait nous arracher un sourire, un fou rire pour nous faire relativiser. C’est un lieu « en devenir » comme dirait Deleuze, en perpétuel mouvement, donc en perpétuel recherche, évolution, remise en question, en éternel « bégaiement ». Un territoire qui ne suit pas les règles et c’est pour ça qu’il dérange. C’est ce lieu qui finalement ma rendue libre par sa différence et son incessant mouvement.
Liza B., 26 ans, photographe indépendante, Toulouse
Crédit photo © Liza B.