Aimé Césaire aurait-il dansé sur de l’Afro-trap ?
Pour commencer, je tiens à mettre les choses au clair : je suis un piètre danseur. Les personnes m’ayant déjà vu me déhancher dans un mariage peuvent en témoigner. Seulement depuis hier, j’ai cette mélodie qui tourne en boucle dans ma tête, et j’avoue – pardonnez-moi – qu’il m’arrive de me regarder bouger dans la glace en fredonnant le refrain de « Ngatie Abedi », les deux poings en avant. Non, n’essayez pas de vous représenter la scène, vous faire cette confidence est déjà assez difficile pour moi.
Ma négritude se cherche
Pour ceux qui n’auraient jamais entendu parler de l’afro-trap, c’est un peu le même délire que le Raï’n’B, version noire africaine (best raccourci ever). De la trap sur des beats afro, et des renois qui se trémoussent en faisant l’éloge de la champions League et de la « moula du Brésil ». Je ne m’étais pas rendu compte à quel point le délire était poussé jusqu’à ce que je tombe sur ma petite couz en train de regarder en boucle un des clips de ce nouveau genre musical à la mode. Quelques minutes plus tard, je « faisais le mouv » comme des millions d’autres têtes de nègres séduits par ce mouvement dans lequel ils se reconnaissent et qui leur permet, quelque part, d’affirmer d’une façon un peu maladroite et caricaturale, leur africanité. Là, de nouveau, j’ai pris la mesure de l’ampleur de ma schizophrénie et de ma bêtise.
J’aime ma couleur de peau. J’aime les boucles de mes cheveux noirs, les tresses de mes sœurs, j’aime les identités africaines attachées à ces caractères. Je chante Kunta Kinte, Martin Luther King, Senghor, Rosa Parks, Toussaint Louverture, Malik El Shabazz, et pourtant. Pourtant je ne suis pas à la hauteur de ces combats. Je suis de ces êtres hybrides qui encensent la négritude sans avoir lu Aimé Césaire, ni Alex Haley, et citent des grands noms de royaumes africains pour donner l’illusion d’une Histoire dont ils ne connaissent rien. Mon cœur bat la chamade quand j’entends parler le comorien ou même le swahili, pourtant je ne saurais articuler ne serait-ce qu’une misérable phrase dans ces langues. C’est à peine si j’arrive à me souvenir du nom de tous mes oncles et tantes. Je suis un Noir incomplet, à demi conscient, à demi-endormi.
Ma négritude se cherche. Elle est là, indéniable, déployant sa gaieté sur le châle coloré de ma mère qui m’invite à m’asseoir autour du plat de bananes frites et de poissons que l’on mange à plusieurs, avec ou sans couverts. Elle sature les discussions familiales de mots aux inflexions lointaines avec lesquels je m’amuse parfois, et qui font écho à ses mélodies interminables des cassettes de machouhouli* circulant de foyer en foyer. Au détour d’une discussion, elle m’interpelle et me dit : « Cousin, faut qu’on se bouge pour le village ». Je reste à sa porte, humant un peu de ses bruits et de ses odeurs, maintenant mon esprit dans une nébuleuse bâtarde, où l’Afrique devient l’étendard fantasmé de millions d’apatrides.
Retrouver la fierté et la paix
Fort heureusement, j’aspire à apprendre. L’esprit éveillé par le souvenir de longues discussions avec mon grand frère et quelques artistes, je découvre, me remets en question, me risquant parfois à citer Cheikh Anta Diop ou les fondateurs des Panthères Noires. Et même si je ne trouve pas encore les mots pour éduquer et raisonner mes p’tits bouts d’choux qui me disent en toute innocence « Hakim je n’aime pas mes cheveux » ; même si je check le voisin aux cheveux défrisés en lançant « bien toi la coupe ! » tout en m’indignant des pratiques de blanchissement de la peau ; même si j’apprendrai probablement à danser le sharo avant de savoir lever la canne sur les musiques de toirabou*, je progresse dans cette connaissance de moi-même, qui après la quête du sens de la vie, est peut-être la chose la plus sacrée qui soit. Car cette recherche de l’identité, qui chez certains vire à la crispation, je lui donne une vocation inclusive et universelle. Entre l’aliénation et le repli identitaire, se dessine une troisième voie.
En effet je ne cours pas après l’Afrique pour me convaincre que les Blancs sont « une race de démons » ou prôner la suprématie noire. Je cours après moi-même pour mieux aller vers les Hommes. Pour pouvoir dire : « Voilà ce que je suis. Et toi, qui es-tu ? ». Les racines donnent des repères, une stabilité, un ancrage dans quelque chose de plus grand dont on peut être fier. Aujourd’hui les jeunes Noirs de France – entre autres – sont sans Histoire, non pas parce qu’ils n’y seraient pas assez entrés, mais parce qu’ils en sont sortis. Or, tant qu’ils resteront étrangers à eux-mêmes, la frustration et les complexes continueront de les déchirer, et nombre d’entre eux iront chercher cette fierté, cette identité qui leur fait défaut dans des modes ou des courants de pensée qui détruisent, et leurs vies, et leur Afrique moribonde. Et c’est si triste. Si triste de survoler des millénaires de civilisation, des siècles d’esclavage, de négation de l’humanité des Noirs, d’exploitation, de libération, pour en arriver à des millions de vues sur des clips sans queue ni tête dont beaucoup se moquent**. Si triste quand on se figure que l’Humanité n’est au final qu’une immense diaspora africaine, et que ces premiers Hommes qu’on s’imagine Blancs et bruns avaient peut-être — et Dieu sait mieux — la couleur sombre des chantres de la Négritude.
* mots comoriens faisant référence aux festivités de mariage.
** Il faut quand même préciser qu’on trouve, chez un MHD par exemple, des sons moins « trap », et qui se rapprochent plus de ce que j’attends d’un rap d’inspiration africaine.
Hakim, 24 ans, blogueur et ambassadeur d’Unis-Cité, Grande-Synthe
Crédit photo Hakim