J’ai lu « Bilqiss » et… j’ai pris une claque!
J’avais 17 ans quand j’ai lu Confidences à Allah de Saphia Azzeddine. Les souvenirs de mon malaise et de ma révolte, en lisant les aventures de cette jeune marocaine, sont encore palpables. Seul au fond de mon lit à une heure tardive, la lumière tamisée de l’abat-jour, à encaisser des mots durs, qui blessent l’âme et le corps. Une lecture qui marque… comme 8 ans plus tard, la lecture de Bilqiss, nouveau roman de Saphia Azzeddine.
Bilqiss, lapidée par les hommes
Ne pas trop vous en dévoiler, et à la fois éveiller votre curiosité. Ne pas trop en dire, donc. Et pourtant, j’ai ce besoin de livrer un texte brut de crier à quel point ce livre est important, que ce n’est pas une lecture vaine, et que nous ne ressortons pas indemnes d’une aventure de l’autre côté du globe en compagnie de Bilqiss.
Alors, je me lance…
Bilqiss est une femme d’un pays jamais nommé mais toutefois bien réel qui pourrait être l’Afghanistan ou le Pakistan. Bilqiss, on devine qu’elle n’a jamais voyagé, qu’elle n’a certainement pu jamais quitter son village et qu’elle n’a jamais eu le privilège d’obtenir les mêmes droits que les hommes. Bilqiss a commis une erreur irréparable pour la police religieuse : c’est elle, une femme qui a fait l’appel à la prière en fustigeant les hommes du village, et en adoubant Allah. Contradictoire ? Non ! Juste une histoire de réappropriation. Un simulacre de procès, Bilqiss est jetée en pâture, humiliée par des crachats et des insultes d’hommes à la violence inénarrable, puis la sentence tombe.
Des pierres, d’abord fines et anguleuses pour la blesser, puis de taille moyenne pour accroître sa souffrance, puis plus grosses pour l’achever. Le tout sans pouvoir se défendre. Quelle drôle d’idée la lapidation ! Qui a pu inventer une telle pratique ? Les hommes sont-ils assez fous pour faire d’une pratique mythologique une production humaine ?
Bilqiss, un personnage qui me hante
Saphia Azzeddine fait de Bilqiss un personnage attachant, qui me hante, et qui va surtout me conforter dans mes convictions de défense des droits des femmes. Elle résiste aux coups de fouet, évoque des poètes orientaux comme Eluard parle d’amour, et raconte ses souvenirs d’enfance à l’école dont elle sera privée à l’adolescence pour avoir commis le crime d’être une fille.
L’école justement… Ce lieu souvent présenté comme un sanctuaire en France, mais qui est un chemin de croix pour des enfants du monde entier, voire un lieu de pêché pour les filles dans certains pays. Mais Bilqiss est allée à l’école, et elle y raconte sa rencontre avec une institutrice qui forgera en elle une pensée émancipatrice, qui s’affranchit des dogmes et des diktats que lui imposent les hommes et les traditions.
Quand elle parle de son institutrice, Bilqiss me rappelle le jeune Albert Camus, alors enfant pauvre et battu des faubourgs d’Alger, qui croisera la route de Louis Germain, son instituteur de l’époque. Ce dernier transformera la vie du jeune Albert au point que le grand Camus obtiendra le prix Nobel de littérature. Deux êtres érudits, deux trajectoires…
Bilqiss, Camus, si proches, si éloignés…
Au fil de ma lecture, je ris, je souffre, je pleure, je me révolte, je l’encourage, j’insulte les hommes, et je tombe amoureux…
Bilqiss me met face à mes contradictions
Saphia Azzeddine réussit un coup de maître, quand une journaliste américaine, en mal de sensation forte, se mue en bonne samaritaine qui va sauver la femme opprimée des griffes du grand méchant barbu à l’autre bout du monde.
Je suis face à mes contradictions, je doute.
Oui, nous avons toutes et tous de bonnes raisons de crier face à la barbarie et l’injustice. Mais je m’interroge sur mes indignations sélectives, le texte me secoue. Bilqiss ne veut pas être sauvée par cette JAP (Jewish american princess) lui assénant des discours plus durs les uns que les autres, mais qui nous rappellent aussi que l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Qu’est-ce que signifie le fait de prendre une femme martyre comme symbole en Occident ? Qui suis-je ? Pourquoi suis-je né ici et pas là-bas ? Pourquoi Bilqiss ne répond pas à mes appels ?
Bilqiss est une Antigone d’aujourd’hui. Insoumise, qui préfère mourir debout que de vivre en s’étant mise à genoux. Cette phrase, mes grands-parents me l’ont dite quand nous avons passé quelques jours dans les somptueux paysages de la Dordogne. Sur les traces de l’histoire de notre famille, nous sommes allés sur la plaque de mon arrière grand-père resistant, sur laquelle est inscrit : «martyrisé et lâchement fusillé par les miliciens allemands.»
Quelle ironie toutes ces histoires d’hommes et de femmes qui se croisent…
Bilqiss, comme Sharbat Gula
Bilqiss apparaît sur des mugs aux États-Unis, le pays de cette journaliste partie couvrir « l’affaire ». Tout de suite, je repense à cette image d’une jeune afghane, aux yeux verts, qui a fait le tour du monde, et qui apparaissait sur la couverture de mon livre d’Histoire au Collège. Mais si, souvenez-vous… Je m’octroie une pause dans ma lecture pour foncer sur Google. Je tape quelques mots-clés, et un visage, puis un nom féminin me sautent à la figure : Sharbat Gula.
Je crois que des larmes tombent sur mon sourire.
Je sais que Saphia Azzeddine veut provoquer précisément ce genre d’émois pour mieux nous faire réfléchir.
Quelle utilisation fait-on de ces photographies qui racontent des histoires ? Pourquoi Leandra la journaliste est partie « sauver » Bilqiss ? Pour raconter une histoire d’amour qu’elle fantasme ? Pour être utile à Bilqiss ? Pour flatter son ego de jeune fille privilégiée ? Tant de questions semées par Saphia Azzeddine, et tant de réponses qui demeurent impossibles. Mais d’ailleurs, ont-elles vraiment besoin d’être résolues ?
Bilqiss, Sharbat, si proches, si éloignées…
Bilqiss, toi, moi, nous, vous, eux…
Le juge, dont on devine qu’il est finalement une victime de plus de la charia, s’éprend de Bilqiss. Un histoire pour comprendre l’hypocrisie qui règne dans ces pays. L’hypocrisie autour des femmes, de la sexualité, de la religion, du rapport à soi et à l’autre, du vivre-ensemble, de cette haine au point de tuer avec le consentement de la loi. De tuer légalement, en fait.
L’hypocrisie… comme ces prostituées marocaines que personne ne veut voir dans le film Much loved de Nabil Ayouch et surtout pas les autorités qui profitent des pétrodollars de princes saoudiens. Ces derniers, si enclins au wahhabisme chez eux et si frivoles ailleurs. C’est un peu le Tartuffe de Molière, vous savez « couvrez ce sein que je ne saurais voir ! ».
Bilqiss, Noha, Randa, Soukaina et Hilma, si proches, si éloignées…
J’arrive au bout de cette lecture éprouvante, dont je ne pourrai pas oublier l’histoire.
Je ne vous ai pas tout raconté, loin de là…
Peu importe en réalité que nous soyons Bilqiss, Leandra ou le juge. Cette fois, on ne nous demande pas de choisir, d’écrire sur une pancarte que « je suis un tel ou un tel ». Tout le monde en prend pour son grade : toi, moi, nous, vous, eux, elles, lui, elle…
Romain LG, 25 ans, étudiant en sciences de l’éducation et en service civique, Toulouse
Crédit photo Steve McCurry