Mon père malade du cancer et moi malade de colère
Je pense que toute la ville m’a entendue crier ce soir-là. Mon petit monde venait de s’écrouler, là, en une fraction de seconde. Ma mère m’avait assise sur le canapé parce que nous devions « parler ». Je crois avoir tout envisagé dans ma tête. Mon père a quitté ma mère, ma mère a quitté mon père, mon père a une maîtresse, mes grands-parents sont morts, mon père a gagné un voyage, mon père a été licencié, mon père… Je ne savais pas.
Je pense que je me souviendrai toute ma vie de cette seconde, un peu avant que tout ne bascule. « On n’a pas voulu te le dire tout de suite, tu avais ton bac de français et tu étais déjà assez stressée comme ça, on ne voulait pas en rajouter une couche. Et surtout, on voulait que tu profites de tes copines, parce que les prochains mois vont être… compliqués. » Je hochais la tête. Oui, je comprenais ce qu’elle me disait. Non, je ne voulais pas de verre d’eau. « Papa est malade… On lui a détecté un cancer de l’œsophage en mai dernier. Et c’est pour ça qu’il est à Marseille, parce que l’hôpital là-bas est spécialisé dans l’opération dont papa a besoin parce que… » Non.
J’avais 16 ans, je venais d’apprendre que mon père avait un cancer et j’ai dit « Non ». « Non, papa ne peut pas être malade. Il va bien. » Puis, voyant que je ne pourrais pas sauver la situation en niant cette réalité inconcevable, j’ai éclaté en sanglot. Des sanglots de nourrisson effrayé par le noir. Je suis un instant redevenue enfant, bébé, parce qu’on avait diagnostiqué un cancer à mon père et qu’en conséquence, il fallait grandir. Je paniquais. Je ne savais pas ce que voulait dire être confrontée à la maladie, ou à la mort. Je ne savais pas comment réagir alors j’ai tout enterré et j’ai serré les dents.
J’ai nié la douleur physique, j’ai nié ma propre douleur
Nous sommes partis en vacances avec des amis de mes parents, comme si tout allait bien. Je me souviens avoir été rattrapée en pleine nuit par cette furieuse envie de déchirer ma toile de tente. Mon père malade ? Non, mon père n’était pas malade et rien ni personne ne pourrait l’atteindre. Quelques larmes. Oublier à nouveau. Puis mon père est parti à Marseille avec ma mère pour se faire opérer. Tout s’est bien passé. Tous les deux sont restés là-bas plus de trois semaines pendant que j’étais hébergée par une amie puis ma tante, comme dans un camp de vacances. Je ne pouvais ni ne voulais vraiment appeler ma mère trop souvent, je ne parlais jamais du cancer de mon père. Je disais juste « à Marseille », parce que le mot Marseille était devenu le synonyme de ce qui aurait pu tuer mon père. Se distancier un maximum de la réalité qui effraie et qui blesse. Ma mère avait prévenu mon lycée, mes copines savaient, mes profs savaient et moi, je n’en parlais pas. Je ne pense même pas l’avoir écrit dans les fiches de présentation de début d’année, à la case « personnel », qui était restée vide depuis le début de ma scolarité. J’ai nié aussi longtemps que je l’ai pu la réalité de mon père encore hospitalisé, qui avait failli mourir mais qu’une opération avait pu sauver. J’ai nié la douleur physique, j’ai nié ma propre douleur.
Ma mère avait refusé que je me rende à l’hôpital trop tôt, tant qu’il était « branché de partout ». Puis, lorsqu’il est allé mieux, on m’a réservé un billet de train et j’ai dû y aller. Avec du recul, je pense qu’avoir failli rater mon train n’était pas un hasard innocent. Lorsque j’ai retrouvé ma mère après presque trois semaines passées loin d’elle, j’ai senti ma gorge se nouer. Parce que j’approchais de la vérité que j’avais enterrée, mais aussi parce que je me rendais compte qu’elle avait passé trois semaines entre les calanques et le lit d’hôpital de son mari. Alors j’ai souri, j’ai ri d’avoir presque loupé mon train et j’ai changé de sujet.
Opérations, chimiothérapie, séjours à l’hosto… À 15 ans, Mounir a eu le droit à la totale. Jusqu’à la guérison qui lui fait voir aujourd’hui la vie autrement ! Mon cancer à 15 ans m’a appris la vie
Nous sommes allées à l’hôpital le soir même. Mes jambes voulaient courir vers la sortie. Ma mère serrait ma main dans la sienne, me parlant de je-ne-sais-quelle infirmière qui avait dû la faire rire… Cette odeur d’hôpital était irrespirable. Nous avons poussé la porte de sa chambre. Là, j’ai su au fond de mon cœur qu’il allait falloir grandir, que c’était une urgence. J’ai joué à la fille forte, j’ai ri quand il fallait rire, mais je me sentais couler. Dangereusement vite. Lorsque le médecin a dit à ma mère que mon père pouvait rentrer dès le lendemain, j’ai grimacé un rictus qui se voulait sourire. Nous sommes donc rentrés, mon père sous Tramadol à l’avant et moi, silencieuse, derrière eux. J’aurais souhaité sauter de la voiture en marche, courir loin de cette maladie, de mon père qui ne ressemblait plus à mon père, de ma mère qui gérait tout et de moi-même, qui ne pouvais même pas regarder mes propres parents dans les yeux. Ce jour-là, le frêle mur que j’avais construit entre la maladie et moi s’est effondré.
Je suis en colère contre le monde entier
Un père en rémission, une mère en arrêt de travail pour s’occuper de lui, deux infirmières par jour, une le matin et une le soir. Un matelas dans le petit salon de notre petite maison, car mon père devait dormir seul au début. Le bip bip du respirateur artificiel qu’il fallait éteindre lorsque je me réveillais pour aller au lycée. Je ne reconnaissais plus rien.
J’ai fui le cocon familial autant que j’ai pu. J’ai arrêté de serrer les dents pour finalement les montrer. J’étais en colère, perpétuellement. Du matin au soir, je sentais quelque chose bouillonner au creux de mon ventre. « Comment va ton père ? » Bien, il va bien. C’est un peu difficile vous savez, mais il va bien. Je devenais exécrable, une gamine en pleine crise d’adolescence, à constamment rejeter ce que ma mère me conseillait, à m’enfermer dans ma chambre dès que je le pouvais, à piquer des crises à la moindre erreur que je pouvais déceler.
Réagir à la maladie n’est jamais facile. Plutôt que la colère, Blier a choisi l’humour… noir. Dans son film, Jean Dujardin voit le cancer frapper à sa porte pour l’accompagner dans la maladie. Jusqu’à la fin ?
Un soir de novembre, trois mois après son retour, trois mois de serrage de dents et de crises à répétition, j’ai finalement compris. J’étais au téléphone, au fond du jardin, toujours loin du cocon, avec une amie. Elle a fini par me demander comment allait mon père, question que j’ai esquivée par un : « Oui oui, ça va. » Silence au bout de la ligne. « Et toi, tu vas bien ? » Je me suis retrouvée assise dans l’herbe à pleurer, renifler, taper du pied. Comment je vais ? Je ne sais pas, personne ne m’a posé la question depuis trois mois. Comment je vais ? Je suis en colère contre le monde entier, contre ma mère qui ne prend même plus la peine de faire attention à moi, contre mon père qui est devenu un vieillard en pantoufles, contre mes profs qui me regardent avec un air de compassion lorsque je rentre en classe. Mais je suis en fait vraiment en colère contre moi-même pour toute cette colère si injuste que j’éprouve. Et j’ai peur parce que je me sens abandonnée par les mêmes personnes qui ne devraient jamais me laisser derrière elles. Personne ne me demande comment je vais, personne ne me demande comment je vis la maladie de mon père. Et je m’en veux d’agir de cette manière parce que mon père est sorti d’affaire, et parce que ce n’est finalement la faute de personne s’il est tombé malade, comme ce n’est la faute de personne si ma mère ne peut pas gérer un mari en convalescence et leur fille, en pleine crise.
« Tu as géré tout cela comme tu as pu »
J’ai lâché d’une traite tout cela, une parole en fusion.
À partir de là, j’ai canalisé cette colère que j’avais enfin nommée. Les crises se sont estompées, le silence n’était plus chargé d’angoisse, la maison n’était plus chargée de tension. J’ai fini par accepter d’être en colère, parce que c’était comme ça. Puis j’ai fini par accepter que mon père avait été malade, qu’il était finalement aussi mortel que je l’étais et que la vie allait continuer comme elle l’avait toujours fait. Je me souviendrai toujours, comme une conclusion à toute cette histoire, du visage de ma mère, apaisant, qui m’avait dit : « Tu as géré tout cela comme tu as pu. J’ai fait comme j’ai pu. Et c’est la vie, et peu de choses sont aussi difficiles que de se confronter à la faiblesse des gens que l’on aime le plus au monde. »
J’ai appris que rien n’est plus difficile que de renoncer à l’enfance, que de renoncer au souvenir d’un monde plat et serein. Mais j’ai aussi compris que c’est peut-être ma colère qui m’avait fait tenir debout et surtout, que c’est au travers d’elle que j’ai pu dépasser la peur indicible de perdre mon père.
Aujourd’hui, tout le monde est guéri, mon père du cancer et moi de la colère.
Emma, 20 ans, étudiante, Paris
Crédit Photo Unsplash // CC Christian Fregnan
Salut Kendall,
Merci pour ce témoignage très poignant. N’hésite pas à te tourner vers des professionnel·les de santé si tu ressens le besoin de parler. Certain·es consultations avec des psys sont remboursées (https://santepsy.etudiant.gouv.fr/) ou gratuites (dans les Centres médicopsychologiques).
Bon courage à toi,
L’équipe de la ZEP
C’est vrai. Je me suis retrouvée dans ce texte. J’ai souffert et je souffre encore. J’ai vu mon père dans des conditions affreuses, au bord de la mort.
Ça fait maintenant plus de 2 ans que je vis avec le cancer de mon père. Quand je l’ai appris mon monde a disparu, déjà que mes parents étaient séparés, ça a empiré. J’ai tellement appris, j’ai souffert jusqu’à de nombreuses pensées suicidaires,on m’a laissée seule et j’ai du gérer seule les crises d’angoisses. J’ai du me débrouiller seule mentalement, ça a été le plus dur, ma mère disais que je le faisais exprès. J’ai tellement vu mon père à l’hôpital et les médecins au bord du mensonge parce que aucun réel traitement,mon père a maigri de plus en plus. Aujourd’hui,on sait pas de ce qu’il va devenir,je veux juste profiter de lui tant qu’il en est tant, j’ai assez souffert avec des décès.
C’est très triste que le cancer soit venu, mais l’optimisme sauvera leur âme
Lapin et malade moi
Salut Emma, je suis contente que ton père s’en ait sorti, ce qui n’a pas été malheureusement le cas du mien (Cancer des poumons, dernier stade). Tu as pu contrôler ta colère vis-à-vis de sa maladie, mais moi, je l’ai toujours en moi. Pour x et y raisons, mon père (de mon point de vue) n’ai pas décédé à cause de la cigarette, mais d’une cause mystérieuse de « mauvais sorts » par ses conneries de mariage avec des femmes qui ne lui voulais pas du bien. Sauf que je dois vivre avec ça, cette colère, cette haine, de son départ trop rapide (1 mois), de tant de choses que je n’ai pas pu lui dire, car il été paralysé de partout dont de la voix (la dernière fois que je l’ai vu à l’hôpital, avant son décès); ce deuil, cette douleur qui ne disparaîtra sans doute jamais. Et, je n’ai que ma passion (l’écriture), ma mère et une seule amie dans ce monde, qui me pousse à continuer de vivre et à « essayer » tant bien que mal à soulager ce deuil. Profite de ton père, de ta famille, avant qu’ils ne partent trop vite, dis-leurs que tu les aiment (tout le temps), et même lorsqu’ils t’énervent ou te font de la peine, pardonne leurs. Le pardon, c’est la seule chose que j’ai pu faire pour mon père, quelques heures avant qu’il ne parte, même si tout le mal qu’il m’a fait, en brisant ma vie, ne disparaîtra jamais, je l’ai pardonner pour qu’il parte en « paix ». Il est parti le 15 juillet…et à chaque début de mois, quand viens mon anniversaire, je regarde le ciel, les étoiles en espérant qu’il me voit, malgré un magnifique feu d’artifice, mon cœur pleure sa mort…
Putain merci emma ppur ton temoignage.
Ça me touche et je me sens aujourd’hui dans un sentiment de colère pour des raisons complètement différentes et t’arrives à mettre des mots dessus.
Il n’y a pas plus difficile que de renoncer à l’enfance et à un monde plat et serein… c’est parfaitement ce que je ressens et merde! La colère est làà ça fait peur putain, c’est dur et faut grandir…