En Tchétchénie, je fuyais ou les militaires me tuaient
Mon père avait un mauvais pressentiment. D’habitude, la nuit, dans notre village, tout est noir, mais ce soir-là, y avait des bruits de pas, des voitures, alors que très peu de personnes avaient de voitures à cette époque. Nous sommes en 2002, j’ai deux ans. En Tchétchénie, la guerre est finie. Les attaques se sont calmées, les temps sont meilleurs. Enfin ça, c’est ce qu’ils disent aux infos. Mais dans l’ombre, les Russes continuent d’arrêter les militaires tchétchènes. On vivait dans une grande maison. J’étais une petite fille qui jouait partout, ce genre d’enfant innocent. Je ne me rendais pas vraiment compte de ce qu’il se passait, mais je savais que les choses n’étaient pas normales. Les bombes qui tombaient du ciel, les trous dans les routes, les parents qui pleuraient, les enfants abandonnés, les messes basses de mes parents.
Mon père avait été militaire. Tous ses amis s’étaient fait arrêter. On ne les a jamais revus. On a appris par la suite qu’ils avaient été torturés. Il savait que ça allait lui arriver, mais il espérait ne pas être retrouvé. Il s’était caché dans un village. Mon village de naissance. Ce soir-là, mon père a supplié ma mère de quitter la maison, de partir à la seconde. Au début, elle ne le croyait pas, elle lui disait que ça ne servait à rien. Ma mère a finalement accepté. On a pris le strict minimum, même pas mon doudou, parce que mes parents voulaient faire croire aux soldats russes qu’on était juste partis chez de la famille. Il ne fallait pas qu’ils se doutent qu’on s’était enfuis.
Aux yeux de tous, nous étions décédés
Mon père, ma mère, mes frères et moi, on est sortis par l’arrière de la maison. Elle était en briques blanches, même pas encore finie ! On est passés par le jardin des voisins de derrière et on est descendus jusque chez la tante de ma mère en bus : il y avait des sortes de navettes qui ressemblaient à la voiture de scoubidou qui reliaient chaque jour notre village à la capitale, Grozny. Elles partaient la nuit pour que les gens arrivent à l’heure pour le grand marché de la capitale.
Ma tante était la seule personne à savoir qu’on s’était enfuis. On est arrivés chez elle au matin et on a entamé les démarches pour obtenir un visa vacances pour la Grèce. Après quelques jours, mon père est retourné sur les lieux du « crime » parce que personne ne s’attendait à le trouver là et c’était le moyen de réaliser ce à quoi on venait d’échapper. C’est comme ça qu’il a su que deux heures après notre départ, ils étaient venus, les soldats. Venus mettre fin à nos vies innocentes. Nos voisins, ayant tout vu, lui ont tout raconté. D’abord, ils ont fait exploser l’entrée avec un tank, puis des militaires ont tiré dans le vide autour de notre maison, dans le jardin, pour tuer tout ce qui pourrait survivre, parce que pour eux, on n’était pas humains, nos vies ne valaient rien.
Notre maison avait été ravagée. Alors aux yeux de tous, nous étions décédés. Même nos familles ne savaient pas ce que nous étions devenus, mais personne n’osait le demander, parce que si tu essayais de fouiner, tu allais aussi y passer. Mon père est vite rentré chez cette femme, la tante de ma mère, qui nous a accueillis malgré ce qu’elle risquait. Comme c’était l’été, on a eu notre Visa vacances facilement. Et un beau matin, nous sommes partis, c’était le grand départ. Enfin, un grand départ, mais en silence. On a atterri en Grèce, mais sitôt arrivés, on est partis vers la France.
Partis, pour ne jamais revenir
Depuis ce jour, c’est la fuite. C’est en France qu’on a découvert ce que c’était de vivre dans la peur, même dans un pays capable de nous protéger. Peur qu’on nous retrouve, peur que nos familles restées au pays servent de moyen de pression pour nous faire revenir et nous obliger à nous rendre. J’ai grandi dans cette peur et encore aujourd’hui, je témoigne en anonyme, parce qu’on ne peut toujours pas rentrer. On ne peut pas revoir nos familles, nos amis, nos voisins. Mon pays aussi me manque, mais je ne peux pas le revoir non plus. Bref, nous sommes partis, pour ne jamais revenir.
Famille d’expatriés, nous vivons maintenant à neuf dans un appartement de 50 m². C’est peu, mais c’est déjà beaucoup comparé au destin qui m’attendait. Cette histoire m’a laissé des cicatrices, mais m’a aussi beaucoup appris. J’ai une vie difficile encore aujourd’hui, mais je m’en contente parce que j’aurais pu ne rien avoir. Il ne me reste de ces histoires que ces cicatrices, comme celle que j’ai gardé sur le front à cause d’une bombe qui avait propulsée ma mère quand j’étais encore dans son ventre, ou comme cette cicatrice de peur qui me hante dès que quelqu’un me pose cette question pourtant si banale : « D’où tu viens ? »
Dragon, 20 ans, étudiante, Paris
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