« Comme des anciens combats avec les armes de l’époque des rois ! »
C’est le 24 septembre 2021, jour de la rentrée à Mayotte pour tous les élèves. J’habite à Dzoumogné, un petit village dans le nord de l’île. Ce jour-là, je suis très contente d’entrer enfin en cinquième. Juste en face de mon collège, au niveau du lycée, mes amies et moi apercevons les gangs qui s’échauffent. Je ne m’attends pas encore à ce qui va arriver. Pourtant, c’est le début d’un cauchemar.
Les gangs, ce sont des groupes qui se forment dans les quartiers à Mayotte. Il y a des gangs de mineurs et de majeurs. On peut y trouver des femmes et des hommes. Ces gangs ne s’apprécient pas entre eux. Ils rivalisent et veulent souvent montrer leur niveau de « foutaise », c’est-à-dire à quel point ils sont fous dans leur tête. C’est au point de pouvoir tuer.
Ils se nomment généralement avec trois lettres ou des chiffres, suivis du nom de leur village. Les jeunes de MJK Majicavo n’apprécient pas ceux de KNG Koungou. Il y a aussi ceux de DMG Dzoumogné (mon village) et ceux de 620 Bandabroua, qui sont contre le gang 00 Kawéni. Ils peuvent se confronter très violemment. Avec des pierres, des couteaux, des machettes. Tout ça pour des histoires de meuf, de trahison ou par simple provocation. Ils peuvent même parfois se frapper juste par envie de se battre.
Ce jour-là, une dispute oppose les MJK et les KNG. Au collège, les surveillants interviennent directement. Ils nous demandent de nous éloigner. On remonte dans la salle. Dix minutes plus tard, on sent une odeur de gaz lacrymogène.
Cris et coups de feu
On reste enfermés dans cette salle environ trois heures avant que les policiers et les gendarmes viennent à notre secours. Ils nous déplacent dans une autre salle, normalement mieux protégée. J’ai très peur et je perds connaissance, pendant quinze minutes environ, avant de revenir à moi. Quand arrive 16 heures, cela fait bientôt cinq heures que nous sommes bloqués à l’intérieur du collège, à entendre des cris, des coups de feu, à voir des cailloux casser des vitres. Les forces de sécurité ne sont plus avec nous dans la salle.
Des jeunes de l’un des gangs cherchent un lycéen. Ils en profitent pour casser la porte à coups de machette. Avec des amis, nous avons tellement peur que nous sautons par la fenêtre du deuxième étage. ALa seule adulte avec nous dans la salle est une prof enceinte de six mois. Elle ne peut pas sauter.
En arrivant au sol, je me fais mal à la cheville. Mais il faut encore trouver un refuge. En restant dans la cour, on pourrait recevoir des cailloux sur la tête. Des élèves asthmatiques commencent à faire des crises. On est totalement terrifiés, paniqués. Mes amis et moi avons alors l’idée de quitter l’établissement et de courir très loin.
On réussit à sortir du collège en escaladant les grillages. Mais le danger est encore dehors, avec les gangs en train de se confronter. On se croit dans les anciens combats avec les armes de l’époque des rois ! On se réfugie derrière un abri-bus, encerclés par deux gangs qui veulent se tuer par tous les moyens possibles. Une amie à moi, très courageuse, part devant pour essayer de passer. Elle reçoit des gaz lacrymogènes de la police et des cailloux venus de la part des deux camps.
Morte sur place
Nous, on attendait derrière, statufiés. Tous les sentiments se sont mélangés. La tristesse, la colère, la peur. Zéro mot ne pouvait sortir de nos bouches. C’était tellement violent que même les gendarmes, les policiers, les militaires, se sont échappés. Ils ont fugué, comme les surveillants et les CPE. Nos parents étaient au travail et ne pouvaient pas rentrer au village. Les routes étaient barrées. Nous ne pouvions pas compter sur les adultes. Nous étions seuls. Abandonnés.
Suite à tout ça, les deux établissements sont restés fermés durant deux semaines et les parents ont manifesté pour avoir de la sécurité au sein de l’établissement.
L’enterrement de mon amie a eu lieu le lendemain de sa mort, au village. Sa famille, très affectée, était entourée de nombreux amis. Aucun de nous n’arrivait à contrôler ses émotions ni même à accepter son départ. Des souvenirs revenaient. Depuis ce jour, j’ai perdu mon ancien moi.
Aujourd’hui, je suis en France, dans le sud. J’ai un psychologue pour travailler sur mes émotions. Ça m’aide à me retrouver.
Haivy, 15 ans, collégien, Corrèze
Crédit photo Hans Lucas // © Marion Joly – Photo issue de la série « KARIBU MAORE ? ». Mayotte, septembre 2017.
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