Différent des autres, j’étais une proie facile
Le jour, certains de mes camarades bienveillants me demandaient ce que je faisais la nuit, vu que j’étais soit muet en classe, soit endormi. Je n’allais quand même pas leur dire : « Eh vas-y, je pleurais des larmes de crocodile. » Que grâce au pouvoir de mes yeux, j’avais réussi à inonder mon lit. Que ma somnolence venait de mes nuits blanches à déchiqueter l’estime que j’avais de moi-même. J’ai dû être stratège. J’ai dû mentir. Lol, j’ai dû m’inventer une vie. En une phrase : « Écoute, je ne sais pas pour vous, mais moi j’ai une vie. »
La nuit était le temps des débats existentiels, identitaires. Des nuits blanches à m’auto-dénigrer. « Les autres ont raison, tu es trop bizarre, tu parles jamais, t’es toujours seul, tu ressembles à une fille, t’as la voix d’une fille, tu fais des manières de filles, t’as des formes de filles. » Je ne savais pas quoi penser de moi-même. Les pleurs étaient ma seule réponse à tout ceci. Je n’avais aucun ami à qui me confier. Je sentais mes poumons jouer au pinball avec mon cœur, je palpitais. Ma poitrine se resserrait, je suffoquais. Je ressentais la mélancolie, je pleurais. La solitude était mon allié, je la redoutais.
Pointé du doigt car « bizarre »
Au collège, en sixième, je me rappelle les joies de voir mes affaires piquées par mes camarades, de me faire insulter par des personnes que je ne connaissais pas, d’être mis à l’écart, d’être pointé du doigt car « T’es bizarre », de passer ses temps de pause tout seul à flâner ou à dormir, les joies de me faire menacer. Pff ! Évidemment, il n’y avait rien de joyeux là-dedans. Mais 80 % de mes journées suivaient ce schéma.
Même quand on me demandait si j’allais bien, bah, avec un sourire idiot, stupide et bête, je disais : « Oui ça va. » Et plus rien ne sortait de ma bouche. Pourtant, je mourrais d’envie de discuter, d’échanger, de parler de moi, mais chacun de mes débats nocturnes me revenait en pleine conscience, et je me braquais.
La nuit, c’était le temps des remords, des regrets, et c’était reparti pour un nouveau débat. Chacune de mes nuits était rythmée de questionnements incessants : pourquoi suis-je comme ça ? Quessi cloche chez moi ? Quessia sur moi ? Pourquoi les autres ne me laissent pas tranquille ? J’avais l’impression d’avoir un Kurama dans ma tête qui déversait de la haine, sauf que je n’avais aucun super pouvoir, je n’avais rien d’exceptionnel, je n’étais pas Naruto. Je passais des nuits blanches à pleurer passeu je me sentais seul. Je marchais seul, je parlais tout seul, je rigolais tout seul. Pourtant, à la maison, l’ambiance était celle d’une famille nombreuse : il y avait ma grand-mère, ma tante, mes cousins, mon frère et moi. Je voyais défiler les amis de mes frères. Ça me rendait triste.
Il savait très bien ce qu’il faisait
Le fait d’être tout seul faisait de moi une proie facile. Il y avait des gens qui avaient remarqué mon instabilité émotionnelle (lol). Mon cousin bizarrement connaissait mes habitudes, passeu il faut avouer qu’à une période j’étais très carré niveau comportement, j’étais effacé : compte pas sur moi pour te donner un avis quelconque, pour lâcher des injures, pour être un homme en fait. Chaque soir, chaque nuit, je remarquais qu’il me vouait un intérêt nouveau. Il ne me lâchait pas, il était très tactile et je me disais : « Ah peut-être que, quand on a un ami, il y a des gestes qui peuvent survenir. »
Je ne me rendais pas compte qu’à chaque fois je lui trouvais des excuses, mais lui il savait très bien ce qu’il faisait. C’était un gars très ouvert, sociable, joueur, et moi je le trouvais cool. J’aimais nos conversations nocturnes, nos balades. Il était plus âgé que moi, genre deux ans. J’avais 12 ans, j’allais en avoir 13. Une nuit, il m’a dit qu’il m’aimait, genre il voulait sortir avec moi. Bah, non en fait.
Depuis ce non, mes nuits étaient bataille sur bataille à essayer de lui échapper. J’angoissais à l’idée de voir la nuit tomber et de m’engager dans une bataille où j’avais tout à perdre et rien à gagner. Bref, je te passe tous les autres détails mais j’imagine que tu sais à quoi je veux faire allusion ici. Oui, il s’agit bien d’un viol et de plusieurs agressions sexuelles. Quand t’es confronté à cela, c’est bizarre, tu veux en parler, mais tu ne peux pas. Un garçon qui en viole un autre, ça ne peut pas se faire, ça n’a pas de sens. Et là tu plonges dans une spirale de pensées, un tourbillon violent, un gouffre sans fond. Et tu te sens encore plus seul qu’avant.
J’arrive enfin à en parler
La solitude, l’angoisse, la tristesse partageaient tellement chacune de mes nuits, qu’elles étaient ma team Rocket. À chaque fois que je me sentais mal, l’avis que je quêtais auprès des adultes avec qui j’essayais de discuter, c’était : « Il faut en parler !!!!! » C’est vrai, il faut en parler, mais je ne voulais pas, je ne pouvais pas et je regrette de ne pas l’avoir fait plus tôt. J’aurais pu éviter d’en arriver à certains stades.
Je ne vivais plus et j’ai fini par exploser et faire une tentative de suicide, provoquée par mon coming-out et le rejet de toute ma famille, ce qui m’a replongé dans toutes les humiliations que j’avais vécues. En 2019, j’ai passé tout l’été dans une clinique psychiatrique à Melun. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de parler de tous ces événements avec le psy.
Le jour où son amie lui a raconté son viol, tout a changé pour Mélissa. Après cinq ans de silence, elle a pu mettre des mots sur son histoire.
Aujourd’hui, depuis ma sortie de clinique, j’essaie tellement de techniques et mécanismes pour fuir cet état : groupes de parole (encadrés par la clinique), méditation, sport, essayer de rencontrer du monde, discuter avec des gens, sortir… Et, de manière hebdomadaire, je rencontre un psy. J’arrive enfin à en parler ouvertement dans certaines situations, quand je sens que je suis en confiance. Depuis 2019 et ma « descente aux enfers », j’ai l’impression de commencer à vivre, de me sentir libéré des avis et des opinions des autres à mon égard. Je me rends compte que la parole est libératrice.
Eddy, 23 ans, étudiant, Savigny-le-Temple
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