Kramer contre Kramer
J’ai le cul entre deux chaises. À ma droite, il y a ma mère. À ma gauche, mon père. Autour de nous, le tumulte du Zénith accueille la remise des diplômes de ma sœur. Les jeux de lumière balayent la salle. Le directeur fait un speech. Moi, tout ce que je remarque, c’est le silence. Dans mon allée, on entend les mouches voler. Les projecteurs passent sur nos visages. Comme une lampe torche de flic lors d’une arrestation. Les suspects, ce sont mes parents divorcés. Leur crime ? Avoir arrêté de se parler il y a sept ans, quand ils se sont séparés.
Plus jeune, j’ai tourné ce silence à mon avantage. Par quelques tours de passe-passe, j’ai réussi à me faire percer les oreilles. « Papa est d’accord pour me faire percer les oreilles. » En quatrième, j’ai aussi réussi à avoir un téléphone. Je n’ai pas cherché l’excuse bien loin, ma mère avait bloqué mon père sur le sien et je ne vivais plus avec lui.
Pour la première fois depuis longtemps, je suis donc assise entre eux. Je suis arrivée avec mon père, en garde basse, les poings vers le sol et les bras le long du corps. On remontait le parc de la Villette, au bout de l’allée, ma mère fumait une clope, la garde haute, prête à esquiver un coup. Comme dans Kramer contre Kramer, à Central Park, où Dustin Hoffman et Meryl Streep se donnent rendez-vous pour s’échanger leur fils, chacun à un bout d’une allée. Dans ce parc parisien cette fois, mes parents se sont salués avec respect, comme deux adversaires. Dans la queue, avant de rentrer dans l’arène, j’ai vite compris qu’ils étaient intimidés. Comme à l’école quand on se retrouve devant son amoureux. « À trois on s’embrasse ! » Moi, j’étais une de ses copines qu’on ramène pour que le moment ne soit pas trop gênant. Le prétexte pour qu’ils puissent se tenir dans le même périmètre. J’ai joué le jeu, le sifflet autour du cou.
Jeux d’enfants
Un des jeux préférés de mon père ça a été de me demander de lui ramener des choses de notre maison. Je savais bien que c’était pour faire chier ma mère. Mais moi, je m’exécutais. Peut-être qu’au fond ça me faisait du bien, ça me donnait de l’importance. Je me mettais à la recherche de ce livre manuscrit, probablement rempli de poussière au fond d’un placard. Ou de ce tableau accroché dans notre salon. Un cadeau de son père. En passant par la douane, c’est-à-dire ma mère, folle de rage qu’il m’ait mandatée pour cambrioler la maison, les babioles étaient interceptées. « S’il veut quelque chose, il se déplace ! » Évidemment, il ne s’est jamais déplacé et le livre est retourné dans son placard pour une autre décennie.
Beaucoup d’histoires de cour de récré. J’ai souvent essayé d’aplanir les choses, mis des cartons jaunes, parfois des cartons rouges sur leurs histoires d’argent. Mon père m’a souvent dit, quand j’essayais de plaider la cause de ma mère, qu’il en avait ras-le-bol, qu’elle était trop butée. Comme si c’était moi qui m’étais mariée avec elle.
Le silence a duré dans les moments de joie, comme au Zénith, mais aussi dans les moments de peine. Quand on a dû dire adieu à notre chien d’enfance. Mes parents étaient là tous les deux. Ils l’avaient élevé ensemble, comme mes sœurs et moi d’ailleurs. Ils l’ont caressé, chacun d’un côté de la table du cabinet vétérinaire, toujours en silence. C’était quand même agréable de les voir faire un truc d’adultes, de parents. C’était devenu rare. Moi je pouvais pleurer comme un bébé. Je me rappelle m’être demandée s’il y aurait une trêve si je mourais. Si l’un des deux romprait le « cap ou pas cap de ne plus se parler » qu’ils se sont probablement lancés le jour où ils sont redevenus deux enfants.
Adèle, 21 ans, volontaire en service civique, Paris
Crédit photo Unsplash // CC Mathias Reding
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