L’anorexie a bouffé ma jeunesse
L’anorexie qui s’affiche sur les pubs dans le métro m’agresse. Chaque corps un peu trop maigre me rappelle que le combat continue contre cette maladie qui a gâché mon adolescence.
Sur les affiches censées faire vendre un nouveau maillot de bain, mes yeux ne quittent pas les cuisses du modèle. Peu m’importe les nouveaux coloris et les prix tout petits. Ce qui compte, ce sont ces cuisses, longues à n’en plus finir et pas plus épaisses que des brindilles. Images obsédantes qui agissent comme des détonateurs.
Machinalement, mes mains entourent mes propres cuisses. Est-ce que je parviens toujours à bien en faire le tour ? Est-ce que mes doigts se joignent toujours, signe que « tout va bien » ? Ou que rien ne va plus ? Cette petite voix que j’ai réduite au silence après des années de lutte acharnée n’en finit plus de hurler.
Il me faut me rappeler tout le chemin parcouru depuis que j’ai coupé les ponts avec la maladie qui m’empêchait de vivre. Je passe ma route. Mais le mal est fait et je me demande combien de victimes cette affiche peut bien avoir à son actif.
Se vider le corps, se remplir l’esprit
A chaque fois, c’est pareil. Nez-à-nez avec l’anorexie qu’exhibent violemment tant de publicités, tout me revient et me submerge. Flashback : j’ai de nouveau 15 ans. Souvenirs de cette époque où la maladie rythmait mes journées et ma vie.
Ces matins-là commençaient par un premier deuil : renoncer à la sensation grisante que procure le vide dans l’estomac. J’essayais de la faire durer, prolonger cet instant où, encore à jeun, j’avais l’impression de gagner la partie. Avec les premières bouchées, je sentais naitre en moi un sentiment de culpabilité qui effaçait tous les autres. Pour l’apaiser, pas de mystère, il fallait « éliminer » : compter les pas, brûler les graisses, décliner poliment quand un voisin tient la porte de l’ascenseur.
C’était un effort de chaque instant, une mobilisation permanente du corps et surtout de l’esprit.
Les autres s’activaient autour de moi. Cela demandait trop de concentration de participer aux discussions, j’étais bien trop occupée à maudire le dernier repas avalé. Je mâchais des chewing-gums pour passer l’envie de vomir. Cela aurait été tellement plus simple pourtant : deux doigts dans la gorge et de nouveau cette sensation de pureté et de fierté.
L’anorexie prend toute la place. Elle se présente comme une amie mais agit en dictatrice. Elle ne te quitte jamais et finit par se confondre avec toi. C’est elle qui commande chacun de tes gestes et chacune de tes pensées. Il m’en a coûté de me défaire de son joug. Des mois de luttes et beaucoup de chance. Accepter de passer de ses griffes aux mains plus bienveillantes des médecins.
Les portes de l’hôpital que j’ai trop longtemps refusé de franchir sont peu à peu devenues celles d’une seconde maison. Lorsque mes proches m’ont expliqué que je n’avais plus le choix, j’ai d’abord cru que cela sonnait la fin d’une partie dont je sortais vaincue. Puis j’ai compris que je me trompais d’ennemi. Qu’en croyant être forte, je cédais aux injonctions de ce que ma mère avait fini par surnommer cette « foutue maladie », qui me faisaient perdre du poids et des cheveux. Il m’a fallu admettre que ne cesserai pas d’être moi en renonçant à être sa victime. Aujourd’hui, je suis assez armée pour éviter de retomber dans ses filets. Mais alors, pourquoi me mettre des bâtons dans les roues avec ces affiches ?
Zoé, 19 ans, Gentilly
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