Laura M. 03/03/2025

Le rhum ancré dans la chair

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Tablées familiales, bars, publicités vantant le rhum local... L’alcool est omniprésent à La Réunion. La culture festive en occulte parfois les ravages. Laura en a pris conscience en voyant son petit cousin grandir.

« Promets-moi que tu ne toucheras jamais à l’alcool. » Je me souviens encore de ce soir d’été où, après une énième crise de colère, maman est venue me voir pour me faire promettre de ne plus jamais goûter à un seul verre de punch.

Cette promesse, incontestablement raisonnable, m’avait longtemps fait rire du haut de mes 12 ans. Je me demandais : « Pourquoi devrais-je me priver de ce délicieux goût de letchi alcoolisé ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit de goûter à cette célèbre bière Dodo dont tous les anciens du quartier vantent les mérites ? »

Tout respire l’alcool ici, que ce soit le souffle chaud de papy, le rustique bar « lontan » près du collège ou encore les gourmands repas familiaux du dimanche. Cela n’aurait aucun sens de s’en priver. L’alcool fait partie de moi, de ma culture, de mon île.

Quelle Réunionnaise serais-je si je ne goûtais pas à ce fameux rhum Charrette qui fait la fierté de mon île ? Les deux panneaux publicitaires autour du grand rond-point ne cessent de faire son éloge. Sa remarquable bouteille verte donnerait envie à n’importe quel Réunionnais qui se respecte de s’en abreuver. Pour preuve, tatie n’a pu s’empêcher d’en boire alors qu’elle était enceinte de son cinquième enfant.

Yeux globuleux, lèvres entrouvertes

Malheureusement, j’ai cessé de rire après la naissance de ce cinquième enfant. Je ne saurais dire exactement pourquoi mais, lorsque je l’ai vu pour la première fois, j’ai compris qu’il était différent. Je sais que tous les nouveau-nés ne sont pas forcément beaux, ils peuvent être un peu étranges avec leurs joues rebondies, leurs grands yeux globuleux et leurs lèvres entrouvertes, attendant avec avidité le sein de leur mère. Mais lui, mon cousin, il n’était pas comme les autres bébés. Plus il grandissait, plus sa différence s’accentuait.

À l’âge de 2 ans et demi, ma petite sœur, née plusieurs mois après lui, s’exprimait déjà avec vigueur tandis que lui peinait à formuler une phrase. Avec le début de la croissance, les traits de son visage devenaient plus prononcés, mais sa tête restait toujours aussi petite, son nez court et affaissé et ses grands yeux vifs semblaient fatigués. Toutefois, ce qui me marqua le plus, c’est son comportement.

C’est connu : les petits garçons sont souvent turbulents, ils sont entêtés et aiment se confronter aux autres, plus particulièrement à leurs parents. Je n’ai cependant jamais rencontré un petit garçon aussi effronté. Il était une véritable tempête qui ravageait tout sur son passage. Ses journées étaient ponctuées de crises de colère, de larmes et de frustration.

Un jour, il me confia, un peu honteux, qu’il ne savait toujours pas lire à 9 ans. L’école était une torture pour lui. Tous ces chiffres et toutes ces lettres qui s’enchevêtrent sur d’interminables lignes l’épuisaient. Finalement, il m’avoua que l’école était à l’origine de sa frustration : « Pourquoi j’échoue toujours là où les autres réussissent ? Pourquoi suis-je si différent des autres ? »

À ce moment précis, j’ai repensé aux mots de maman et j’ai ressenti une profonde colère. Une colère contre ces panneaux publicitaires, contre cette bouteille de rhum Charrette, contre ce punch letchi qui coulait à flots lors des repas de famille. Malgré tout, je n’ai pas eu le courage de lui répondre que, s’il était si différent des autres, c’est parce que le rhum était ancré dans sa chair.

Laura, 17 ans, étudiante, La Réunion

Crédit photo Flickr // CC Miwok

 

« Nous ne sommes jamais dans les livres », autoportrait de la France des outre-mer

Ce récit est extrait de notre livre Nous ne sommes jamais dans les livres – Autoportrait de la France des outre-mer, à paraître le 27 mars 2025 aux éditions Les Petits matins.

Au cours de l’année 2024, les journalistes de la ZEP ont arpenté les cinq départements ultramarins pour accompagner 600 de leurs habitant·es à raconter leurs territoires, leurs façons d’y vivre, d’y étudier, de s’y déplacer, d’y faire racine ou de s’en éloigner.

160 récits individuels qui dressent par petites touches un récit choral de cette France qui n’est pas en Europe.

 

banderole orange horizontale avec quatre fois la couverture du nouveau livre de la zep aux éditions Les Petits matins "Nous ne sommes jamais dans les livres". Au centre de la banderole, on peut lire : disponible en librairie le 27 mars.

 

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« Métisse, je suis dans quelle case ? » par Stélina, 15 ans. Métisse à la peau blanche, elle parle « broken english » avec ses copines noires. Dans son île de Saint-Martin, pourtant très cosmopolite, on lui reproche de ne pas être à la bonne place. Fière de ses identités multiples, elle accepte mal cette « fermeture d’esprit » insulaire.

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