Alice D. 25/09/2023

1/2 Loin des tribunaux, je cicatrise enfin

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La plainte pour viol d’Alice a été classée sans suite. Après s'être battue pour la rouvrir, elle a décidé de tout arrêter. Elle raconte ces longs mois à s’interdire de sourire, d’acheter des jolis vêtements, de vivre – par peur d'être jugée, elle, lors du procès.

C’est le premier jour du reste de ma vie : j’ai arrêté le processus de réouverture de ma plainte. Dix ans se sont écoulés depuis mon viol. Dix ans de crises d’angoisse, de doutes sur moi et ma version, de culpabilité, de larmes versées discrètement aux toilettes quand ma famille faisait des blagues trop violentes (je me cachais pour ne pas « casser l’ambiance »), d’hypervigilance en ville, d’impossibilité de prendre un taxi par peur d’être seule avec un homme, de soucis avec ma sexualité, ma capacité à dire non et ma féminité. Au cours de ces dix ans, j’ai aussi perdu des amis, qui m’ont jugée et m’ont fait comprendre que j’en parlais trop.

C’était ma première fois, j’avais 17 ans. C’était un viol commis par un homme de dix ans de plus : plus grand, plus vieux, plus saoul. Un homme autoritaire et drogué aussi. Contrairement à moi. Dans la continuité d’une soirée en boîte avec deux amies, nous avions accepté de rester avec trois garçons. Dans le bar où il travaillait, on nous a proposé des verres que nous avons fait semblant de boire. Instinct ?

Il était au courant de mon âge, puisqu’une amie de mon frère l’avait prévenu. Il m’a proposé de le suivre dans une cabane au bord de la plage pour prendre des jouets de plage. En tout cas, c’est bien ce que j’avais compris. J’ai pris un cerf-volant en pensant que ce serait sympa de le faire voler tous ensemble. Mais il m’a pris la main pour me ramener dans la cabane, m’a ordonné de m’asseoir et le viol a commencé : assieds-toi, fais ceci, fais ça, non je finis, non on ne partira pas rejoindre tes copines, maintenant rhabille-toi. Quand je suis revenue, j’ai demandé à mes amies de partir au plus vite. L’homme avait du sang partout sur son t-shirt blanc, mais aucun des deux garçons sur la plage n’a déclaré l’avoir remarqué. Déni ?

Une première plainte

Ensuite, j’ai fait ma rentrée en terminale. Je n’ai réalisé que six mois plus tard la gravité des événements. Je faisais tout ce que je pouvais pour cacher mon état, mais ça n’a pas suffi. Je n’ai eu d’autre choix que d’en parler car il m’était impossible de me concentrer et de travailler correctement.

J’ai donc porté plainte. Ma famille m’a crue et épaulée tout de suite. Mes nouvelles amies de terminale également. Mes anciennes amies n’ont eu que peu d’intérêt pour cette histoire, alors je ne les ai plus côtoyées. La déposition a duré huit heures : questions sur mon équilibre mental, sur mon taux d’alcoolémie, ma tenue, mon lien à la famille, à la fête.

Puis, une flopée de prises en charge médicales : psychiatre, psychologue, hypnothérapeute (excellente méthode), méthode EMDR (soin de conséquences d’événements traumatiques), traitements lourds… J’ai continué à avoir un groupe de copines sur lequel je pouvais compter, je rigolais beaucoup. J’ai pleuré d’émotion quand j’ai eu mon bac. J’avançais. L’avis de classement sans suite est arrivé le jour de mon anniversaire. J’avais 21 ans et je n’ai pleuré qu’une larme. Je pensais que c’était derrière moi.

Coincée dans un rôle

Il y a quelques mois, j’ai eu 27 ans et j’ai décidé de lancer la réouverture de ma plainte. Après avoir tout mis en place : trouver un avocat, récupérer des attestations des psychiatres, calculer les dédommagements moraux et médicaux, rassembler des documents (avis d’imposition et photos de moi), contacter des témoins…

Je me suis mise à pleurer tous les jours, toutes les nuits. Je le voyais dans la rue, les bars et les boîtes de nuit. J’avais peur, en sortant de la douche, qu’il soit dans mon appartement. Je buvais trop, et pas pour m’amuser. Je ne pouvais en parler à personne, parce que personne ne comprenait ma douleur et la grande solitude dans laquelle j’étais. Personne ne pouvait répondre à ce dont j’avais besoin quand il le fallait. Tout ce qui était dit me faisait ressentir une grande douleur, car c’était toujours à côté de la plaque.

Et puis, je n’osais pas m’acheter de jolis sous-vêtements, de peur que ça me soit reproché dans le procès. Ni d’être heureuse ou souriante de peur qu’on m’accuse d’être une menteuse. J’étais coincée dans le rôle qu’on me demandait de conserver : celui de la victime malheureuse et suicidaire. Quand j’ai réalisé que personne ne pouvait ni me comprendre ni m’aider, que je devais m’écouter moi et moi seule, j’ai demandé à l’avocat de ne pas envoyer le courrier de réouverture.

Dès le lendemain, je suis allée au sport, je me suis acheté de jolis vêtements, j’ai pu appeler à nouveau ma famille et mes amis, et avoir des conversations et des fins de soirée calmes. C’est la meilleure décision que j’ai prise de ma vie.

On peut avoir une super vie

Il y a mille façons de cicatriser, il en existe autant que de victimes. On peut avoir des supers vies, des métiers sympas, des vies sereines, des amoureuses et amoureux, des amies, des voyages, des sourires francs, des nuits calmes. On peut être joyeuse. Il ne faut pas porter plainte juste parce qu’on pense que c’est ce qu’il faut faire, pour gonfler les statistiques, pour éduquer le violeur, pour protéger les autres filles. Il faut le faire parce que vous sentez que c’est ce qu’il vous faut à vous. Personne ne sera impacté autant que vous, personne ne fera vos cauchemars ou ne pleurera à votre place. On peut être soutenue, mais lors des rendez-vous (avocat, psychologue, confrontation…), on est seule.

Ce qui est sûr, c’est que la cicatrice ne se referme jamais complètement. L’énergie permanente que ça nous demande pour avoir une vie normale. La colère qu’on doit ravaler pour être polie face aux proches maladroits, face à la violence des discours sur les femmes par des femmes et des hommes qui n’y comprennent rien. Les regards déplacés dans le métro qui nous donnent envie de courir très loin. Les fragilités seront toujours là, mais c’est sain de l’accepter. On peut être à la fois meurtrie, en souffrance, et très positive et confiante.

Depuis que j’ai décidé de ne pas rouvrir ma plainte, j’ai envie de choses totalement nouvelles, d’art, de tableaux, de théâtre d’auteurs classiques. La plainte enferme, elle nous fait croire qu’on doit rester malheureuse et être la victime suicidaire parfaite. J’ai dit non à tout ça, j’ai choisi la vie, la lumière à l’ombre. C’est la première décision de ma vie d’adulte que j’ai prise toute seule et j’en suis heureuse tous les matins.

Alice, 27 ans, salariée, Lyon

Crédit photo Hans Lucas © Maylis Rolland – Manifestation pour la journée internationale de lutte contre les violences sexistes et sexuelles à Nantes, le 26 novembre 2022.

 

La justice restaurative, c’est quoi ?

La justice restaurative ou réparatrice considère que le système pénal ne répond pas à tous les besoins des personnes victimes, comme le besoin de vérité et de reconnaissance par les auteur·es de leur responsabilité. Elle vient donc compléter la justice punitive, voire se poser en alternative, et pose des questions que cette dernière n’aborde pas : « Qui souffre ? » ; « Comment guérir ? »

En pratique, cela donne lieu par exemple à des rencontres entre des auteur·es et des victimes d’infractions. Ces dispositifs peuvent permettre :

– aux victimes de « se réparer » par le dialogue, de favoriser le sentiment d’empathie, d’apaisement, de réparation et de rompre l’isolement ;
– de s’exprimer sans contrainte, alors que la parole n’est pas libre lors d’un procès ;
– aux auteur·es de comprendre que leur acte n’est pas qu’une entorse à la loi, mais qu’il a des conséquences sur la vie des victimes ;
– de faire baisser le taux de récidive.

Le Canada est pionnier en matière de justice restaurative. Les premières expérimentations datent des années 70, et leur efficacité est aujourd’hui reconnue.

En France, il faut attendre les années 2010 pour qu’elle commence à trouver un écho et soit intégrée au code pénal. Selon les derniers chiffres, elle ne bénéficie pour l’instant qu’à une cinquantaine de personnes par an, contre plus de 20 000 au Canada.

Dans l’épisode « Que faire des hommes violents ? » d’Un podcast à soi, la journaliste Charlotte Bienaimé a ainsi enregistré un cercle restauratif au centre de détention de Melun, en Seine-et-Marne, qui a réuni des victimes et auteur·es de viol (non-concern·ées par les mêmes affaires), mais aussi des médiatrices et des personnes de la société civile.

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1 réaction

  1. C’est ma fille
    J’en suis très fier
    Je l’embrasse bien fort

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