Mère à la dérive… sectaire
« Je vais quitter tous les réseaux sociaux. Je ne serai plus joignable à part sur VK et Telegram, comme ça ils n’auront pas accès à toutes mes informations. » Cette phrase vient de ma mère. C’était il y a trois ans mais je m’en souviens comme si c’était hier. J’en ai fait une crise d’angoisse. Elle était déterminée. Le fait de ne plus pouvoir communiquer avec ses enfants ne semblait pas la raisonner. C’est ainsi que j’ai constaté le pouvoir dévastateur des dérives sectaires.
Pour le contexte, ma mère vit à 6 000 km de nous, au Canada. Je l’ai vue deux fois depuis neuf ans qu’elle y habite.
Depuis plusieurs jours, elle est en boucle sur le plan de Donald Trump. Il s’agit d’un « plan pour sauver le monde » de la manipulation secrète d’une partie des élites, qui asservissent le peuple et commettent des crimes atroces à notre insu. Avec un ton urgent et inquiétant, elle nous explique qu’il faut se préparer. La loi martiale va être mise en place en France et aux États-Unis et nous n’allons plus avoir accès aux denrées alimentaires. Vite ! Nous devons absolument faire des provisions, stocker des conserves, du papier toilette, de l’eau. « Ils » vont en empêcher l’accès. Elle fait partie de celles et ceux qui savent, celles et ceux que l’État n’est pas parvenu à manipuler. Ma mère nous spamme de liens, vidéos, articles. Tous créés par des pro-Trump ou des membres du groupe sectaire QAnon qui le soutient.
Dès que nous lui posons des questions sur ses sources, elle ignore nos messages ou répond à côté. Elle nous raconte que Joe Biden n’est pas président, que « c’est une mascarade », que « l’armée va entrer en jeu ». Ses partages se multiplient sans nous laisser un instant de répit et sans aucune explication. Nous sommes désemparés. À l’incompréhension et à la peur s’ajoute la colère. Nous nous épuisons à contre-argumenter et à remettre en question ses convictions. Nous entreprenons un vrai travail d’investigation qui nous terrifie au fur et à mesure que l’on découvre l’étendue de l’emprise qu’« ils » ont sur ma mère.
« La Vérité »
Elle serait « éveillée », contrairement au reste du monde. Elle nous bombarde de ses informations ahurissantes, de ses réflexions incohérentes et de ses angoisses quotidiennes. Elle connaît « La Vérité » : « Le gouvernement est dirigé par un groupe d’adorateurs satanistes et pédophiles. J’ai eu accès à la liste : des médecins, des ministres, des célébrités… Ils sont partout ! »
Impossible de l’interrompre, de la rassurer, elle ne lit pas nos réponses. Elle déforme, exagère et ressasse tout ce qu’elle peut lire sur les réseaux alimentés par les théories complotistes. Elle ne communique qu’avec ces « autres » qui nourrissent ses peurs les plus profondes. Des inconnus vivant aux quatre coins du monde qui communiquent virtuellement pour étendre leur emprise. Les dérives sectaires sont tentaculaires.
Je ne reconnais plus ma mère. Je ne la comprends pas. Ses propos sont terrifiants. Elle instaure une atmosphère anxiogène. Je me sens submergée et impuissante. Nous sommes en train de la perdre. Non, nous l’avons déjà perdue. Comment en est-on arrivés là ?
Une communauté de personnes vulnérables
Ma mère n’a pas toujours été comme ça. Je me souviens d’elle forte et rayonnante, tendre et drôle. Quand j’étais enfant, elle était une guérisseuse dont les mains débordaient de magie. Une migraine ? Elle posait ses mains chaudes et douces sur mon front, la douleur s’évanouissait. Je me blessais le genou lors d’une mauvaise chute : elle plaçait ses mains à quelques centimètres de la plaie et je n’avais plus mal. Que ce soit suggestif ou lié à l’amour que je lui portais, elle m’apaisait et cela ne faisait de mal à personne.
Elle était le pilier et le soleil de la famille, un modèle de résilience. Elle a subi des violences très jeunes. D’abord intrafamiliales, puis tout le long de sa vie, dans son travail, son couple, ses relations, ses études. Son parcours jalonné de traumatismes l’a fait se réfugier dans la spiritualité. Les médecines alternatives et les croyances new age la rassurent. Elles donnent un sens à tout ce qu’elle avait vécu.
Pour se protéger de ses émotions, elle a bâti une muraille autour d’elle. Cela l’a coupée de tout soutien extérieur. Elle a renoncé à des amitiés et à l’amour. Elle s’est renfermée. Son isolement a renforcé sa solitude et sa détresse. Un seul échappatoire : une communauté de personnes vulnérables comme elle, qui s’accrochent à tout ce qui entretient leurs peurs et qui renoncent à leur pouvoir d’agir sur leur vie au nom de croyances.
Crises d’angoisse
Aujourd’hui, elle m’angoisse et nous fait de la peine. J’ai honte de ses comportements, de ses convictions, de ce qu’elle incarne, et je culpabilise de mon malaise. Je la sais malheureuse et victime de ses peurs irrationnelles. J’aimerais la protéger des dérives sectaires mais chaque fois que je pose mes limites, je vois l’étau se resserrer autour d’elle. Mes tentatives me coupent le souffle et me brisent le cœur. Je ne pensais pas devoir un jour lutter pour rappeler ma valeur à ma propre mère.
Elle pense que la médecine actuelle travaille pour Big Pharma et que nous sommes toutes et tous capables de nous guérir nous-même. Toute maladie serait issue d’un problème karmique ou énergétique. Tout serait traitable avec une meilleure hygiène de vie : boire de l’eau magnétisée, faire un bilan énergétique, vérifier son taux vibratoire. Ses inquiétudes démesurées et ses croyances ont eu des conséquences sur ma santé mentale. Elles ont déclenché des crises d’angoisse, ravivé des traumatismes et activé ma peur profonde de l’abandon.
Ma mère croit aussi en la « loi de l’attraction » : toujours penser positif pour éviter d’attirer le négatif. Elle ne comprend pas pourquoi elle a vécu des situations difficiles malgré ses efforts. Elle a fini par penser qu’elle les avait méritées. Cette force la pousserait à expier des fautes faites dans une autre vie, ou à la challenger pour tester sa foi. Elle a subi ces épreuves en nous disant que c’étaient « les lois de l’Univers ». Lorsque quelque chose de positif lui arrive, elle remercie l’Univers, Gaïa, au lieu de s’attribuer ses propres mérites.
Je redoute le jour où ma mère tombera gravement malade. Je sais qu’elle refusera les soins de la médecine traditionnelle. Elle sera déterminée à suivre ses convictions au détriment de sa vie. L’idée qu’un jour je puisse la voir se laisser mourir à cause de dérives sectaires me bouleverse. Je ne le supporte pas. Malgré la distance que je mets entre nous pour me préserver, je ne baisse pas les bras. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la retrouver. Avec notre amour, ma fratrie et moi lui apporterons ce après quoi elle a toujours couru, tout au long de sa vie. La paix.
Virginie, 34 ans, en reconversion professionnelle, Paris
Crédit photo Unsplash // CC Dimitri Karastelev
Pascale Duval, directrice de l’Unadfi :
« Garder le contact à tout prix »Seul le retour du doute peut permettre à un proche, adulte, de sortir de l’emprise sectaire, selon la directrice de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes. Toutefois, à ce moment là, comme au temps des premiers signes de dérives, l’attitude de l’entourage joue un rôle important.
« La dérive sectaire est une situation d’emprise intentionnelle d’un individu sur un autre, suivie d’une radicalisation de la victime aux croyances proposées. Certaines mouvances sectaires prolifèrent sur internet. La doctrine peut suffire à créer une emprise sans qu’il n’y ait de gourou. C’est le cas de la secte QAnon.
L’emprise et la radicalisation entraînent une triple rupture – parfois simultanée – chez l’individu. Une rupture avec soi, marquée par un changement de comportement, d’habitudes alimentaires ou de façon de parler. Une rupture avec l’environnement et les proches de la victime. Une rupture totale avec les institutions et les valeurs de la société, remplacées par la doctrine du mouvement sectaire.
Quand une personne présente les premiers signes de dérive sectaire, il est souvent tabou pour elle d’en parler. Il faut quand même essayer de la questionner sur les sources de ses croyances. De manière générale, je conseille aux proches de ne jamais perdre contact avec la victime, quitte à ne pas évoquer sa situation. Il faut éviter de juger la personne, victime, et les croyances auxquelles elle adhère. Il est très important de garder la porte ouverte pour le jour où elle se remettra à douter.
Très souvent, cela advient quand une règle de la communauté est enfreinte par le gourou ou la gourelle. Ce déclic est personnel. C’est pourquoi la force ne permet pas de sortir une victime adulte de l’emprise. Évidemment, en cas de mise en danger de la vie d’un individu ou pour une personne mineure, il reste indispensable de contacter la police ou l’Aide sociale à l’enfance. Quoi qu’il en soit, pendant la phase de « retour », la personne victime doit être accompagnée avec bienveillance. On se sent souvent honteux de l’emprise qu’on a subie. »
Qui contacter ?
Une personne de votre entourage est victime d’emprise sectaire ? Vous avez peur de mal faire ? Vous vous sentez impuissant·e ?
Contacter une association spécialiste du sujet vous permet de bénéficier d’un accompagnement personnalisé, voire d’effectuer des signalements quand cela est nécessaire.
La Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) et ses partenaires en régions peuvent vous aider. Vous pouvez contacter leurs correspondants locaux.
L’Unadfi propose des ressources documentaires et donne des clés pour comprendre les phénomènes de dérives sectaires.