Valentin M. 24/04/2023

Mes parents se cassent le dos au travail

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Valentin ne voit pas comment ses parents vont pouvoir travailler deux ans de plus : à 50 ans, ils sont déjà à bout de forces.

Mon père est un caméléon. Il a eu plusieurs vies professionnelles : cuisiniste, peintre-plaquiste, transporteur… Des activités toujours très pénibles. Et parfois effectuées au black. Un jour, lors d’une mission, il se blesse gravement : alors qu’il décharge un camion tout seul, il se bloque le dos.

Cet accident l’arrête net. Il ne peut plus travailler. Qui dit plus de travail, dit plus de salaire. Mon père monte alors un dossier pour faire reconnaître son handicap physique et son incapacité de travailler. À la suite de cette démarche, il est reconnu handicapé et bénéficie de l’AAH (allocation adulte handicapé), une aide financière. Cette allocation est loin d’être suffisante pour subvenir à nos besoins : on est une grande famille nombreuse de cinq enfants, de 7 à 20 ans. La perte du salaire de mon père oblige donc ma mère à trouver très rapidement un emploi.

Mode « rat » activé

Ma mère était jusque-là femme au foyer. Elle m’a élevé avec mes quatre autres frères et sœurs. Forcément, quand mon père a eu son accident, toute la vie de famille est chamboulée. L’organisation du foyer, le budget consacré aux différents postes de dépenses, etc. Quand il est trop dans le mal, il est obligé de rester allongé toute la journée. Quand il va un peu mieux, alors il s’occupe des tâches ménagères et de mes frères et sœurs.

Ma mère est devenue femme de ménage pour combler la perte du salaire de mon père. Je la vois se casser le dos au travail, rentrer épuisée, être constamment fatiguée, son corps se tordre de douleur. Tout comme mon père, à l’époque où il travaillait. À cette période, le quotidien est fait de galères, mais on ne touche pas encore le fond. C’est la hess [la galère en arabe, ndlr], mais ça va encore, on trouve toujours des moyens de se débrouiller.

On part en vacances. Des vacances simples, au camping et pas très loin, ou encore à la plage à quelques kilomètres, comme à Berck-sur-Mer. On se fait un restaurant deux fois par mois. On visite des parcs d’attractions. Mon père nous éduque en mode « rat » : pas de dépenses inutiles ; pas d’iPhone X mais un Samsung à 100 euros ; pas de vêtements de marque mais des vêtements pas chers. On mange à notre faim, on s’en sort. Je me mets à la muscu et au foot au collège. Entre mes parents, tout roule. Je ne vais pas dire que c’est la belle vie, mais ça va, c’est cool.

La hess, la vraie

Puis, l’AAH est retirée à mon père. Son taux d’incapacité au travail a baissé. En d’autres mots : il n’est plus assez handicapé aux yeux des services de l’État, qui lui demandent de retrouver un travail. Pourtant, son corps reste marqué. Il a toujours des douleurs. Pas suffisamment pour être reconnu handicapé. On se retrouve alors avec pour seule rentrée d’argent, le salaire de ma mère. Et là, on goûte vraiment à la hess, la vraie.

La perte de l’allocation, ça change tout. On doit se priver : plus de vacances, plus de loisirs, plus de restos. Mes parents privilégient les sorties gratuites. Au lieu d’aller à la plage à Berck, on va au parc, c’est gratuit. Au lieu d’un petit resto, on mange un pique-nique fait maison. Ma mère doit prendre un deuxième travail pour compléter : elle continue les ménages et, en plus, elle garde des enfants. L’essentiel, c’est de manger (en faisant encore plus attention aux prix) et d’avoir un toit au-dessus de la tête.

Quand mon grand frère quitte le domicile, j’occupe la place de l’aîné, du protecteur. Je me dois d’aider ma famille. C’est ma responsabilité. À cette période, je suis au lycée en CAP machines industrielles. Comme je vois mes parents dans la galère, je décide d’arrêter mon cursus pour trouver un emploi et ramener de l’argent à la maison. C’est comme ça que j’ai débarqué à l’association Unis-Cité et que j’effectue un service civique. Je suis rémunéré environ 700 euros pour accompagner des personnes âgées à sortir de l’isolement. J’aime beaucoup ce que je fais.

Leurs corps sont déjà épuisés

L’autre changement, c’est que mon père a déniché un travail, lui aussi. Il bosse dans une épicerie solidaire, il fait plein de choses : ça va de décharger des camions (en faisant attention à porter des charges de moins de 10 kilos sinon il risque de se casser le dos à nouveau) à mettre des articles en rayon. Il court à droite, à gauche, toute la journée.

Mes parents partent de bonne heure et rentrent tard le soir. Lorsqu’ils sont de retour, ils sont souvent fatigués. Le soir, ils n’ont même pas le temps de profiter avec nous car ils sont beaucoup trop claqués. On partage de moins en moins de choses ensemble. Ils vont dormir de plus en plus tôt tellement ils sont épuisés. Tous deux ont de plus en plus de mal à tenir la cadence et ça me rend triste.

Cuisinier depuis des années, le père d’Apuniya est épuisé. Alors celui-ci aimerait prendre le relais, pour qu’il puisse enfin se reposer.

Capture d'écran de l'article "Mon père est épuisé, à mon tour de travailler", illustré par une photo d'une voiture capot ouvert, moteur à l'air, un jeune garçon est penché au dessus, on ne voit que ses cheveux blonds et son tee shirt en jean. On aperçoit un jardin avec de l'herbe derrière lui.

Je vois mes parents déjà à bout et leurs corps cassés alors qu’ils n’ont qu’une cinquantaine d’années. Ça me fait de la peine. Ils exercent un métier pénible mais ne sont pas reconnus. Et comme ils n’ont pas assez cotisé, ils vont mourir au travail. D’autres avant nous se sont battus pour que l’âge légal soit fixé à 62 ans. Il faut que ça reste comme ça. J’ai l’impression qu’on ne nous écoute plus, qu’on ne nous voit pas, nous qui sommes dans la hess. Une réforme aussi importante que la réforme des retraites qui passe en 49.3, c’est grave. Et nos vies dans tout ça ?

Valentin, 17 ans, volontaire en service civique, Loos

Crédit photo Pexels // CC Aysegul Alp

 

 

Les chiffres de la pénibilité physique au travail

La pénibilité physique au travail touche plus de 13 millions de Français·es. Avoir un travail pénible, c’est porter des charges lourdes, travailler en horaires décalés, être exposé·es à des produits dangereux, devoir faire des gestes répétitifs… Bref, c’est tout ce qui fait mal au corps, tout ce qui l’use.

Les Français·es ont une espérance de vie « sans incapacité » (c’est-à-dire en bonne forme physique) bien plus basse que la moyenne européenne. Chez nous, on estime par exemple que 15 000 à 20 000 nouveaux cas de cancer ont une origine professionnelle chaque année.

Sans surprise, les ouvrier·es sont plus exposé·es que les autres aux conditions de travail physiques pénibles. Les apprenti·es, stagiaires, intérimaires sont aussi davantage mis·es en danger que les titulaires.

Cette pénibilité physique, elle a un impact sur la santé et sur le porte-monnaie de chaque personne qui la subit. Elle coûte aussi beaucoup à la Sécu : au moins 58 % des remboursements de santé sont liés aux conditions de travail.

En France, 86 % des métiers physiques pénibles sont exercés par des hommes. Les femmes ne sont pas pour autant épargnées, puisqu’elles occupent en immense majorité les métiers qui exposent à la pénibilité psy (agressions verbales, pression hiérarchique, discrimination, charge émotionnelle forte…).

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