Mes parents et moi, tout nous sépare
« Rien ne nous attachait, ne nous rattachait l’un à l’autre. Du moins le croyais-je, ou avais-je tant souhaité le croire, puisque je pensais qu’on pouvait vivre sa vie à l’écart de sa famille et s’inventer soi-même en tournant le dos à son passé et à ceux qui l’avaient peuplés. » Je venais de fermer Retour à Reims. Je le lisais juste avant de dormir, depuis deux semaines. Je suis en Master 1 à Nanterre, j’habite sur le campus en chambre étudiante. Et je n’avais jamais lu, voire jamais entendu parler de Didier Eribon avant. Cependant, j’ai tout de suite trouvé sa plume attachante. Je me sentais bien moins seul dans mes réflexions vis-à-vis de mes propres parents.
J’ai toujours aimé lire
Eribon raconte dans son essai autobiographique son émigration d’un milieu populaire rémois pour aller étudier et vivre à Paris. J’ai grandi à Pondichéry, en Inde, dans une famille conservatrice de classe moyenne. J’ai immigré à Paris il y a huit ans pour ma classe préparatoire. Je n’avais jamais lu auparavant de récits sur une telle migration sociale et culturelle. Je m’étais déjà reconnu dans certains moments de La promesse de l’aube de Romain Gary, la misère qu’il traverse lors de son enfance, les mensonges qu’il raconte à sa mère pour cacher sa précarité étudiante à Paris. Mais, avec Didier Eribon, j’éprouve une familiarité inédite avec un auteur français. Il traite carrément d’un brûlement de pont avec son milieu social et familial.
La lecture est un acte que j’ai beaucoup observé chez mes parents, surtout ma mère, en grandissant. J’ai toujours lu et aimé lire, depuis au moins le primaire. Je négociais et repoussais l’heure d’aller au lit pour lire un chapitre de plus. À présent, la lecture nocturne me permet de calmer mon esprit survolté afin d’atteindre un sommeil paisible. Elle rend possible une solitude réelle, sans avoir besoin d’être connecté au monde, avec moins de distractions. Ce n’est qu’au lit, juste avant de dormir, que j’arrive à m’y mettre. Les dernières choses que j’ai réalisées sur ma relation – ou plutôt mon absence de relation – avec mes parents viennent de mes lectures, au clair de la lampe de chevet.
L’écart n’a fait que grandir
J’ai eu, comme Eribon, des fossés de communication avec mes parents tout au long de mon enfance, adolescence et, maintenant, de ma vie adulte. Aujourd’hui, nous ne partageons pas du tout les mêmes valeurs, que ce soit en termes de politique (je suis de gauche, eux je ne sais pas), de religion (je suis athéiste, eux hindous), de philosophie, de relations sentimentales ou même de comportements quotidiens (je mange du bœuf et du porc et, eux, ça les dégoûte). D’ailleurs, je ne sais même pas si je peux parler de différence de valeurs tellement il y a de sujets sur lesquels je ne connais et ne peux deviner leurs opinions. À cause de leur manque de transparence envers moi.
Au lycée, je jouais le rôle du dragon dans L’Opéra du dragon de Heiner Müller, un dragon despotique qui tyrannise la ville. Mon rôle nécessitait de me travestir, car le dragon prenait différents rôles et déguisements. Mon metteur en scène, et même mes camarades, avaient un doute quant à la réaction de ma famille, vu que nous étions encore dans une culture qui prend très au sérieux les rôles de genre dictés par le patriarcat. Étonnamment, ma famille entière (parents et grands-parents) m’a félicité pour ma performance, et m’a même trouvé mignon en robe.
Nous avons coupé un gâteau après notre dernière représentation. Avec quelques filles, on a joué à se mettre du glaçage sur les joues. J’ai donc eu droit à une leçon de morale à la maison, sur la nécessité de maintenir une distance entre les genres.
La bibliothèque, mon île d’exil
Le fait qu’ils soient issus de milieux défavorisés indiens, et que je sois scolarisé dans le système français n’a pas aidé. J’ai été inscrit à l’école française car nous avons la nationalité française par descendance de mes arrière-grands-pères, qui ont travaillé pour le comptoir français de Pondichéry.
La dissonance entre le système éducatif français et l’éducation que je recevais à la maison m’a sauté aux yeux dès le plus jeune âge. Le système français était basé sur la communication et le renforcement positif. Chez moi c’était la dictature des plus vieux. D’ailleurs, mes parents en avaient conscience et ont exprimé des regrets, à plusieurs occasions, de m’avoir inscrit là-bas. J’ai aussi beaucoup de souvenirs dans lesquels mes parents me menacent, en colère, de me faire radier de l’école française et de m’intégrer dans une école indienne catholique, répressive et violente avec les enfants.
Comparé au système éducatif indien axé sur la chasse à la bonne note, le système français encourage beaucoup la lecture, je trouve, à tous les niveaux scolaires. J’ai presque toujours eu un livre dans mon cartable, pour des études de texte, des fiches ou des ateliers de lecture.
Par ailleurs, plus jeune, j’ai été marginalisé pour mon surpoids dans les cours de récréation. La bibliothèque, puis le CDI ont été mon île d’exil pour m’isoler et me sentir moins seul. Dans ma maison de rêve, il y aurait une grande bibliothèque nécessitant une échelle pour pouvoir accéder à tous les livres.
Je ne me suis jamais senti appartenir à l’environnement dans lequel je me trouvais, que ce soit à la maison ou dans la cour de récré. Je ne sens pas en moi de valeurs ou d’idéologie qui soit si enracinée que je ne puisse passer outre.
Tout est discutable, tout peut être objet d’une déconstruction. Et cette philosophie commence avec ma propre personne : j’ai toujours été amené à me remettre en question, à me déconstruire et à évoluer. Ce chemin est pavé de réalisations dues à des témoignages, des discussions, des films et, bien sûr, des livres. Un de ceux qui m’a le plus frappé est L’Étranger d’Albert Camus. Nous avions lu ce livre en première et il m’avait déjà mis une claque, dès l’incipit. Je l’ai relu l’an dernier et c’était la même claque, avec beaucoup plus d’empathie pour le personnage de Meursault. Même si c’est un cas extrême, j’ai pu faire le lien avec mes propres pensées et mon propre sentiment de non-appartenance.
Conversations d’une banalité douloureuse
Ces constantes introspections et remises en question n’ont fait qu’agrandir l’écart avec mes parents ; et ce encore plus depuis que je suis en France. Ici, j’habite seul et je jouis d’une grande liberté. Je traîne avec des gens qui ont le même type de pensée que moi. Donc je ressens enfin un peu plus d’appartenance. Et cela valide mes idées et les fait évoluer de manière plus prononcée. Mes parents, qui sont restés en Inde, ne semblent pas me suivre. Ils m’obligent à leur parler tous les jours par appel vidéo, mais nos conversations sont d’une banalité douloureuse. Ils ne savent rien de ma vie, à part le déjeuner que j’ai mangé ce jour-là et l’heure à laquelle j’ai terminé les cours.
Par exemple, c’est la norme en Inde dans les familles conservatrices d’arranger les mariages. Les parents et la famille cherchent des profils de gendre ou de belle-fille potentiels. Ils les présentent ensuite à leur fille ou fils à marier, qui accepte ou non pour telle ou telle raison. Iel peut les rencontrer et leur parler avant de donner son avis. Mais iel n’a pas le droit de rester célibataire après un certain âge, c’est mal vu.
Les parents cherchent bien évidemment un profil dans une famille au moins autant aisée qu’eux, dans la même religion qu’eux, dans la même caste qu’eux. Et bien sûr, c’est hétéronormé et binaire. Tant que j’étais en Inde, je n’étais pas contre cette pratique. Même si je rêvais, moi, d’un mariage d’amour. À mes 25 ans maintenant, je suis complètement opposé à jouer à la loterie avec ma vie, et pire (mieux) encore, je ne sais même plus si je crois au mariage. Et mes parents ne le savent pas. Cela me réserve de lourds problèmes avec ma famille une fois que je serai dans la vie active.
En intégrant des lycées prestigieux, et en côtoyant des élèves aisés, Sharjeel a vécu bien loin de son milieu d’origine. Ça lui a valu les critiques et les moqueries de ses amis du quartier.
Malgré cette divergence de pensées, je ne sais pas si je peux me désigner transfuge de classe comme Eribon le fait. Je vis une vie étudiante complètement dépendante de la bourse et de mon job étudiant. Je n’ai donc certainement pas changé de classe financière. Et, comme plusieurs situations me l’ont rappelé, j’ai quand même une peau basanée.
Mes livres me rassurent. Ils me montrent que je ne suis pas seul dans ce combat, ils valident et expliquent mes anxiétés. Je pourrais citer par exemple la bande dessinée de Liv Strömquist, Les sentiments du Prince Charles. Cette œuvre m’a beaucoup fait réfléchir sur ma vision du monde, surtout du monde sentimental. Ou encore sur un plan encore plus politique, le livre de Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité. Avec ces livres, je me sens plus légitime. En plus, ils m’informent sur d’autres luttes que je ne sentais pas jusqu’ici les miennes. Aujourd’hui, je m’y joins avec véhémence : le féminisme intersectionnel, l’équilibre des pouvoirs ou encore la lutte contre la crise écologique.
Aswin, 25 ans, étudiant, Nanterre
Crédit photo Kamaji Ogino // CC Pexels