Au quartier, c’est la loi du plus fort
Un jour, un ami s’est fait frapper par un groupe de garçons de Villetaneuse, un quartier ennemi du nôtre. Énervés par cette méchanceté gratuite, nous avons décidé de monter une équipe d’environ vingt à trente copains armés de bâtons, tasers, matraques, gazeuses, marteaux, et d’aller dans leur cité régler nos comptes.
Nous avons attrapé tous les jeunes qu’on croisait sans savoir qui c’était pour les frapper, fort. Ensuite, nous sommes repartis en courant. Ce jour-là, la police a été prévenue. Certains de mes copains et moi, nous avons été interpellés. À 13 ans, j’ai fait ma première garde à vue. Le lendemain, les gars de Villetaneuse sont venus à leur tour, et ça a continué.
Se battre pour la réputation du quartier
J’étais trop jeune pour penser aux conséquences qui m’attendaient plus tard. Dans ma logique, on devait se défendre et pas se laisser faire. On nous disait qu’il fallait en parler aux adultes ou appeler la police pour gérer les histoires, mais on ne voulait pas. Ils ne nous auraient pas défendus comme nous le faisons. Nous, on se défend avec des coups. Le but, c’est de faire mal pour qu’ils s’en rappellent et qu’ils ne cherchent plus d’histoires contre notre quartier. C’est la loi du plus fort.
C’est comme ça, on doit se battre pour la réputation du quartier. Nous, dans le 93, c’est connu qu’il ne faut pas nous chercher. Tout le monde participe. Après, il y en a qui ne veulent pas participer ou qui ne viennent qu’une fois, mais du coup on dit que ce sont des « femmes ».
Tendre des pièges à l’ennemi
Des fois, avec les gars des quartiers ennemis, on se donnait rendez-vous dans certains lieux pour se battre, ou alors on allait devant leur collège pour faire des guets-apens. On avait des techniques spéciales : trouver les réseaux sociaux de l’ennemi et envoyer le DM d’une fille pour lui donner un rendez-vous amoureux. Pour que, le jour J, il pense voir une fille mais tombe dans le piège. Une fois, mon équipe était cachée dans chaque coin des lieux du rendez-vous (parc, endroit avec peu de monde, appartement) et, en apercevant l’ennemi au loin, on s’est mis à l’entourer. On lui a sauté dessus en le frappant jusqu’à le mettre K.O. Dans ces guerres, c’est le plus malin qui gagne.
De génération en génération
Ce genre d’embrouilles, ça existe dans beaucoup de quartiers, surtout en Île-de-France. Si je vais dans un quartier, on va me demander « tu viens d’où ? ». C’est de la provocation, pour ensuite me répondre « qu’est-ce que tu fais là ? ». Et après, on se la donne, ça part en embrouille.
Tout ça a duré des années, jusqu’à ce qu’un jour, un mec de chez moi tire avec une chevrotine sur eux et qu’un jeune homme finisse dans le coma. Ce jour-là, je n’étais pas là. J’avais 16 ans. Après, ça s’est calmé : on avait gagné, pour le moment. Jusqu’à ce que les petits recommencent la guerre. En fait, on se fait la passe de génération en génération. Il y a des quartiers ennemis, parfois on ne sait même pas pourquoi.
Je ne peux pas risquer d’avoir un casier
Après, moi, je me suis mis à l’école, j’ai arrêté de traîner au quartier. Chacun fait son chemin. J’ai choisi de continuer les études, pour avoir un bon futur. Il faut aussi savoir faire la part des choses : aujourd’hui, comme on est plus grand, ce ne sont pas les mêmes peines qu’on encourt. Je ne peux pas risquer d’avoir un casier, ça ferme beaucoup de portes.
Bagarres, violences, coups de feu… Jean-Mouloud y assiste régulièrement dans son quartier. Mais les embrouilles, ce n’est pas pour lui : il fait tout pour rester en dehors des histoires.
Maintenant, la mairie met en place des choses pour occuper les jeunes, pour éviter qu’ils grandissent dans ces tensions. Il y a un centre jeunesse dans le quartier, ils organisent des voyages. L’année dernière, ils sont partis en Espagne. Que des trucs qu’il n’y avait pas quand moi j’étais petit. Ce n’était pas accessible pareil.
Ça marche un peu, mais les embrouilles reviennent toujours. Depuis quelques mois, les petits du quartier ont recommencé. C’est comme ça…
Youssef, 20 ans, volontaire en service civique, Saint-Denis
Crédit photo Pexels // CC Xuan Shen
Les rixes
Un phénomène très répandu
Selon les travaux du sociologue Thomas Sauvadet, 10 % des jeunes garçons de moins de 30 ans vivant dans un quartier classé politique de la ville appartiennent à une bande.
Pour beaucoup, la rixe est un moyen de s’évader
Les bandes sont majoritairement constituées de jeunes en difficultés scolaires ou professionnelles, et qui tentent de fuir les conflits familiaux. Le fait de former une bande crée un sentiment d’appartenance et permet de se vider la tête. Ces jeunes s’ennuient souvent beaucoup, surtout parce qu’on ne leur propose pas grand-chose dans leurs quartiers.
Les rixes ont augmenté de 25 % en 2020
La crise du Covid-19 a empêché beaucoup de jeunes d’avoir accès aux salles de sport, aux maisons de quartier, à l’école… L’usage accru des réseaux sociaux augmente aussi le risque de règlements de compte : ils permettent de réunir plus de gens, d’avoir des infos sur les bandes rivales et augmentent le risque de menaces de mort.