Vie chère, travail précoce
J’ai parfois l’impression de survivre difficilement en Martinique. Comme beaucoup de gens ici, d’ailleurs. La vie est chère et il faut toujours se poser de multiples questions pour savoir comment manger ou s’habiller. La seule réponse possible, c’est de gagner plus d’argent. Et pour ça, je ne vois pas d’autre solution que travailler. J’ai commencé à jobber à l’âge de 10 ans. Même motivé et déterminé, ça reste compliqué de trouver du boulot en tant que mineur. Je me suis lancé dans le jardinage : je demandais aux gens de mon entourage et de ma famille s’ils étaient intéressés par mes prestations et, si oui, je planifiais avec eux les jours où je pouvais passer jardiner.
Dès que j’ai commencé, j’ai tout de suite réinvesti ce que je gagnais pour m’acheter du matériel plus performant et travailler dans de meilleures conditions. Comme un chef d’entreprise. J’ai acheté une débroussailleuse, un souffleur, un nouveau râteau, des EPI (équipements de protection individuels), de l’huile deux temps et des bidons pour transporter l’essence. J’en ai eu pour 450 euros, en misant beaucoup sur les promotions.
Aujourd’hui, je gagne entre 20 et 200 euros par prestation. Ça dépend de l’état du terrain et de la surface. Je passe une grande partie de mon temps libre à travailler. Au départ, ce n’était qu’un week-end dans le mois, mais maintenant ça monte parfois à trois. À chaque fois que je reçois ma paie, je fais mes comptes et j’enlève la somme dont j’ai besoin pour entretenir mon matériel (les réparations de mes machines, l’essence, l’huile, le fil pour ma débroussailleuse, les pièces de rechange…). J’économise une partie de la somme pour mon budget voyage et j’en garde une autre pour m’acheter ce dont j’ai besoin.
« Quelques billets de côté »
Ces jobs, je les fais aussi pour aider ma mère, qui a beaucoup de difficultés financières. Elle nous élève seule avec ma sœur. Dès que je peux, je mets quelques billets de côté pour elle. Ma mère travaille comme aide déclarante en douanes. Elle fait des heures supplémentaires mais elle est toujours mal payée, et galère à tenir le mois avec son salaire. Ça me motive de pouvoir l’aider ou de m’acheter des choses sans avoir besoin de lui demander de l’argent. Je vois bien que la situation à la maison est compliquée. Je la vois pleurer et tomber en dépression avant même le 15 du mois.
Bosser jeune m’a appris à être autonome. J’aime travailler malgré les douleurs que je peux rencontrer au cours de mes jobs, à cause de mes problèmes de croissance. Parfois, je n’arrive plus à marcher, mais je fais tout mon possible pour aller au bout des choses, car j’aime qu’elles soient bien faites et que la personne qui me contacte soit satisfaite de mon travail.
Parfois, cependant, la douleur est trop forte. En ce moment, une sciatique m’empêche de travailler. Heureusement, j’ai des économies de côté, mais j’espère guérir rapidement pour reprendre le boulot. En attendant, je me concentre sur mes études en maintenance. J’aimerais réussir dans ce secteur et avoir un emploi encore mieux rémunéré, avec des collègues. Car tant que les prix ne baisseront pas en Martinique, il me faudra toujours de l’argent pour aider ma mère.
Kévin, 17 ans, lycéen, Martinique
Crédit photo Flickr // CC Eduards B.
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