Grâce L. 03/07/2023

À 14 ans, je suis prise dans une vie d’adulte

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S'occuper de son frère, du ménage, de la cuisine… Grâce se sent dépassée par les responsabilités qui lui tombent dessus.

Depuis l’âge de 6 ans, j’ai une double vie. Dans l’une, j’ai une famille identique à la mienne, mais ils ont un travail où ils peuvent être présents, j’ai de grandes facilités à l’école et je me sens bien tout le temps. Seulement, elle n’existe que dans ma tête.

L’autre, c’est ma vie, une vie dans laquelle je me sens encombrée mentalement. J’ai plein de choses à faire, et je ne peux pas m’autoriser à prendre une pause parce que sinon, ils vont dire qu’on est fatigués pour rien. Quand je dis « ils », c’est la famille. À la maison, il y a mes deux grandes sœurs, ma petite sœur, mon petit frère, le mari de ma sœur, ma mère et moi. Ils travaillent tous, dont certains de nuit. Donc moi, je dois m’occuper de tout.

Je dois emmener à l’école mon frère qui a 8 ans, le ramener, lui faire faire ses devoirs, le laver, lui faire à manger, faire le ménage à la maison, préparer la nourriture pour tout le monde… Je finis mes cours à 17 heures et, en rentrant, j’ai encore des choses à faire.

C’est à moi de me sauver seule

Les autres ne rentrent qu’à 20 heures, et ma mère à 5 heures du matin. Les devoirs, je les fais tard le soir. À l’école, je pense à ce que je dois faire en rentrant. Ça dure depuis des années, je ne sais même pas quand est-ce que ça a commencé. Il n’y a que quand ils ne travaillent pas que j’ai du temps, que je peux sortir.

J’ai peur que ça finisse par me consumer et par provoquer un effondrement mental, ce qui causera certainement une chute scolaire immédiate. Je leur dis que c’est trop pour moi. D’abord à mes sœurs, qui essaient de m’aider, puis à ma mère, mais ça dépend de son humeur. Un coup j’ai raison, un coup j’abuse.

Avant, une de mes grandes sœurs m’aidait un peu, mais elle ne peut plus depuis qu’elle est enceinte. Ça fait sept mois. Quelque part, son mariage l’a sauvée. Maintenant, c’est à moi de me sauver seule. Mais j’ai peur de finir comme elle. Elle ne s’est pas vraiment mariée parce qu’elle le voulait, mais plus pour partir. Elle me l’a dit.

Mes émotions, j’ai fini par les manger

Notre mère a du mal à nous laisser partir. Elle nous aime beaucoup et rattrape sur nous le fait qu’elle n’a pas eu de famille. Mais je pense qu’en voulant nous donner ce qu’elle n’a pas eu, elle n’a pas su trouver le juste milieu. En voulant tout nous donner, elle a fini par ne pas être là. Elle travaille pour nous acheter tout ce qu’on veut. Son seul jour de repos, elle fait le ménage et la cuisine. La seule fois où je la vois, c’est dans la cuisine, l’endroit où je suis déjà tout le temps.

Étant donné que mes émotions ne peuvent pas être exprimées, j’ai fini par les manger. Mon rapport à la nourriture est devenu compliqué. Lorsque je commence à manger, je n’arrive plus à m’arrêter. Je mélange tout. Sucré, salé, tout ce qui me passe par les mains je l’avale, parfois sans même mâcher. Peu de temps après, je regrette. Je me promets alors de me contrôler à l’avenir, mais ça recommence à chaque fois. La première fois, c’était en CM2. La dernière fois, c’était hier.

Je ne réalise que maintenant, en écrivant ces lignes, à quel point la situation et le comportement qu’elle provoque sont graves. Heureusement, à l’heure actuelle, je ne m’isole pas et ne me sens pas en dépression, car j’ai des amies très présentes.

« Vous êtes nés fatigués »

Pour m’échapper de cette réalité, j’écoute de la musique et je regarde des films et des séries, ou bien je lis des livres. Souvent les mêmes, car ça me rassure de déjà les connaître.

En parlant de musique, hier, avec la professeure de musique, j’ai présenté une chanson, Softcore, du groupe The Neighbourhood. Dans les paroles, ils racontent le fait d’être dépassés par leur propre vie. Ils pensent qu’ils sont trop jeunes pour ressentir ça, pour vivre ce que la société leur impose comme difficulté.

J’ai choisi cette musique, car je pense que c’est représentatif de ce que ressent ma génération. J’ai dit que je me reconnaissais moi-même dedans. La professeure a répondu : « Vous êtes nés fatigués. » Elle pense qu’on s’invente une vie, qu’on ne vit rien, que les gens à la guerre vivent des choses bien pires que nous, qu’on ne devrait pas parler. Je m’attendais à cette réaction, parce qu’elle le fait tout le temps, mais je pensais que cette fois, elle allait être sensibilisée. Ça n’a pas marché.

Grâce, 14 ans, collégienne, Marseille

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