Aller au lycée : 55 minutes de calvaire
Il fait nuit, je marche. On est samedi matin. Il est 6 h 40. Je vais à l’arrêt de bus, à deux minutes de chez moi. Je regarde derrière moi avec méfiance. Le vent souffle. Mon nez respire l’air glacial. Mes yeux pleurent. Je suis fatiguée, mais je n’ai pas le choix. Je dois aller en cours.
La journée raccourcit, le jour se lève de plus en plus tard. À mon arrêt de bus, il n’y a pas un chat. Mes jambes et mes dents tremblent. J’ai très froid. J’attends cinq minutes. Je prends le bus. Le chauffeur, d’un regard et d’une voix fatiguée, me dit bonjour et me demande de mettre mon masque. Je m’assieds. Mes écouteurs aux oreilles. Je me frotte les mains pour me réchauffer. Après dix minutes et huit arrêts, je descends du bus d’un pas lourd. Je me dirige vers l’arrêt de tram, vide lui aussi…
Mon tram arrive deux minutes plus tard, je monte et m’assieds au centre. Par chance, j’ai de la place. Je suis à quelques arrêts du terminus et le tram est vide pour le moment. Mais plus le tram avance, plus il se remplit, souvent de gens rentrant de soirée pas très conscients. Souvent bruyants, brusques et vulgaires.
Ils se baladent dans le tram, sautent, crient, insultent les jeunes femmes qui vont travailler. Je croise mes jambes, penche ma tête contre la vitre. Aucun mot ne sort de ma bouche. Je me crispe. Je ne veux pas qu’on m’insulte ou me rabaisse.
Je fais très attention à ma tenue depuis quelque temps. Je me prive parfois de mes robes ou jupes pour m’adapter aux autres. Je suis obligée, car je ne veux pas que ça dégénère. J’ai peur qu’on me touche ou même… qu’on m’enlève. Cela m’inquiète beaucoup depuis que je sais que cela arrive à des filles comme moi. Je vois souvent des alertes disparition sur Instagram. Ou la dénonciation de viols. La dernière fois que j’ai vu ce genre de choses, c’était juste hier soir à la télé, sur BFM.
Un homme m’a jeté une bouteille sur moi
Je sors du tram à l’arrêt Sainte-Catherine. J’ai exactement dix minutes à pied entre l’arrêt et mon lycée. Je marche vite. Mon seul souhait est de passer la porte de mon lycée. Un lieu de sécurité, qui est surveillé. Pour cela il faut que je marche toute la rue Sainte-Catherine. Des hommes de tous âges me regardent d’un coin de l’œil, avec des sourires, des gestes qui me demandent de venir vers eux, me lançant parfois des insultes, ou chuchotant sur mon passage. Un homme a une fois jeté une bouteille d’eau vide sur moi, d’autres craché vers mes chaussures.
J’en parle très rarement à ma famille. Avec mes amies, on se comprend totalement vu que ça leur arrive malheureusement à elles aussi. Elles ne peuvent pas me conseiller et inversement, car on n’a pas le pouvoir de tout changer et de nettoyer le cerveau des quelques personnes dans ce monde qui ont un côté sombre.
Je respire maintenant avec dégoût. Je sens l’alcool, la cigarette, la poubelle. Le sol est glissant. Tous les matins, une machine nettoie cette rue remplie d’ordures. À ce moment-là, je pense à mon père et ma sœur qui sont à la maison en train de dormir. Aucune possibilité de les joindre en cas d’urgence. Je dois aussi garder de la batterie pour toute la journée. À ce moment-là, je n’espère qu’une chose, pouvoir rentrer chez moi ce soir, pouvoir revoir leur visage et leur raconter ma journée.
Ma batterie et mon mental descendent peu à peu. Je tremble de froid et de peur… Le téléphone que j’ai actuellement ne garde pas la batterie très longtemps. Ce qui est une grosse contrainte pour moi. Si après les cours, je veux organiser quelque chose avec mes amis, mais que je n’ai que 5 %, je dois impérativement rentrer chez moi. Et vite. Alors même que je finis presque tous les jours à 14 heures.
Une routine du lundi au samedi
Plus qu’une rue avant d’arriver à mon lycée. Des militaires marchent pour surveiller toute la rue de la Victoire, trois de chaque côté. Je me méfie moins et continue de marcher d’un pas bondissant et vif.
Mais malheureusement, je dois tourner à gauche et me séparer de ces six personnes qui me mettaient en sécurité. Une rue noire, où trois lampadaires diffusent une lumière jaunâtre. Quelques visages familiers au loin. Je reconnais Eloise et Alysia, mes deux amies. Mes poings se desserrent. Mon visage se décontracte, je me relâche. Un soupir – de fatigue et de joie d’être entourée – sort de ma bouche, emprisonné par mon masque étouffant. Je m’empresse de rejoindre mes copines, direction la porte du lycée, à dix secondes de nous.
Voilà les 55 minutes qui séparent mon appartement de mon lycée. Ma routine du lundi au samedi. Une routine remplie d’inquiétude, de peur et de méfiance. Depuis mon entrée au lycée, ma tête y pense chaque jour, la nuit je réfléchis à une solution pour arranger ça, comme partir avec une copine ou téléphoner à quelqu’un jusqu’à mon arrivée au lycée par exemple. À part ça, je ne vois pas ce qui pourrait peut-être me faire me sentir en sécurité.
Yasmine, 15 ans, lycéenne, Bordeaux