Sans réseaux depuis six ans, je me suis retrouvée
À l’affût. Je guette mon écran comme le dépendant scrute le bar, à la recherche de son alcool fétiche. Ça sonne, ça vibre. Chaque vibration me réveille, me stimule. Mon téléphone est à mon cerveau ce que le pacemaker est au cœur : une pompe à énergie, la promesse d’un élan vital. Sa moindre manifestation me ramène à la vie, les vibrations sont des pulsations. Vous avez une nouvelle notification. Surexcitation.
Ma nouvelle photo de profil fait jaser, suscite des réactions. Des réactions. Tout sauf le vide. Tout sauf le silence. Cette photo a été prise 35 fois, en réitérant la même position avec une légère variante : la mèche devant, la mèche derrière, avec ou sans lunettes. Allez. Va pour celle-là, sélectionnée après une étude attentive de l’album. En ligne.
L’euphorie, l’adrénaline et la dopamine
Une deuxième et ainsi de suite, jusqu’à atteindre une cinquantaine de « j’aime », une dizaine de commentaires valorisant l’angle, la lumière, la pose. Le quota de réactions est à peine atteint que, déjà, cette photo me lasse. L’euphorie retombe aussi vite qu’elle est montée. L’adrénaline cesse déjà son effet. J’ai à nouveau envie d’en changer, susciter de nouvelles réactions, me prendre un nouveau shoot de dopamine. Je tenterai de me canaliser.
Deux semaines passent, il est temps de la changer. Entre-temps, mon fil d’actualité s’est rempli de pseudos en tout genre. Des blagues qui se veulent malines, des analyses de l’actualité qui se pensent intelligentes. En quelques mots à peine. Intelligence et nombre maximum de caractères autorisés vont-ils vraiment de pair ? Penser suppose du temps. Le réseau social repose sur l’immédiateté. Équation perdante.
Mon attention n’est pas dirigée vers le film que je viens de lancer mais sur mon écran. J’attends qu’il se manifeste. Lorsqu’il ne sonne pas, il est en veille et j’attends qu’il revienne à la vie. Mon téléphone sonne donc j’existe. L’écran scintille dans la pénombre, les réactions défilent jusqu’à atteindre leur plafond habituel. Mince, va falloir innover la prochaine fois, proposer une photo originale.
Mon ego asséché
Ça, c’était la moi d’avant. La moi de la vingtaine, la moi cherchant dans le regard de l’autre la validation. Une recherche effrénée et vaine d’approbation éphémère. Qui sommes-nous lorsque nous sommes si dépendants du regard de l’Autre ?
J’étais comme coincée derrière la vitre, réalisatrice et spectatrice de ma propre mise en scène. Je me comparais, complexais. Je me jaugeais, puis me jugeais, tel un sujet dépersonnalisé et transformé en objet soumis aux avis et commentaires. Dans ce jeu collectif, j’ai atrophié mon « je ». Je m’y suis perdue, j’ai délaissé l’instant présent et la saveur d’un bon film au profit de réflexes stériles. Rafraîchir son fil d’actualité, regarder de courtes vidéos sans grand intérêt, lire les statuts de vagues connaissances. Et constater qu’on a encore une fois perdu plusieurs heures de sa journée.
Alors, un matin, consciente de m’être perdue, attristée de cette passivité complice, j’ai cessé d’être un humain réifié et j’ai supprimé chaque icône colorée l’une après l’autre. Une amie m’avait fait remarquer que je publiais quand même beaucoup. L’effet miroir avait opéré. Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus dépendante ? Je me sentais démasquée mais j’adhérais à son constat.
L’expérience du vide
Êtes-vous sûr de vouloir supprimer votre compte ? Oui, plus que jamais, sans amertume ni regret car je n’y trouve plus mon compte. Qui étais-je, loin d’une approbation ? Plus personne n’allait m’offrir l’oxygène pollué de la validation factice. Serais-je en capacité de m’aimer moi-même ?
Le ressentiment pour l’application allait se transformer en acquiescement pour moi-même. Il faut bien faire l’expérience du vide pour apprendre à s’aimer soi. Sans palliatifs, sans béquilles. Autant on se construit grâce aux autres, autant il ne faut pas attendre leur regard approbateur pour se construire. Le vide. Le téléphone ne vibrait plus autant. Les quelques notifications d’un monde agité me parvenaient toujours. Les amitiés sincères manifestaient de temps à autre leur présence bienveillante, via un SMS ou un appel, comme à l’ancienne. Certains ne comprenaient pas cette radicalité, déploraient le manque de praticité pour l’organisation d’un événement collectif. D’autres y souscrivaient mais se sentaient incapables d’en faire autant.
Cessé-je d’exister lorsque je n’ai plus d’existence numérique ? Ou cessé-je seulement d’exister artificiellement aux yeux des autres ?
Le papier, la chair et la matière
Cet éloignement total, radical et définitif des réseaux sociaux, c’était il y a plus de six ans. Depuis, je n’ai jamais réinstallé aucune de ces applications et je n’ai jamais songé à le faire – même si on m’accuse d’avoir 75 ans et d’être une vieille âme ! J’imagine bien que je passe à côté de certains mèmes viraux et hilarants que certains potes me transfèrent. J’ai dû apprendre à suivre l’actualité différemment, par d’autres biais et d’autres canaux. Revenir au papier, à la chair, à la matière. Lire le journal, galérer à le déplier et à le tenir correctement. Renoncer à l’image pour ne se concentrer que sur les voix, les intonations qui s’échappent de la radio. Se priver d’image nourrit l’imaginaire.
Il y a du bon dans chaque réseau social, c’est l’excès d’utilisation qui s’avère problématique. J’y ai consacré trop de temps et d’énergie. Il faut savoir doser, lâcher cet outil et lever les yeux, s’inscrire dans la vraie vie.
Ma trentaine sous le bras, je ne me suis jamais sentie aussi libre et proche de mon « vrai moi », comme le chante Lomepal. Mon temps semble de nouveau m’appartenir, mon regard semble dégagé des impératifs, des injonctions, des attentes, des validations en tout genre. Mon pouce ne scrolle plus frénétiquement mon écran mais tourne délicatement les pages de livres. J’ai renoué avec la lecture, activité qui se trouvait toujours ralentie et entrecoupée par des vérifications de mon écran. Je me suis remise à chanter. Donner de la voix et cesser de compter celles qu’on récolte. Et j’ai repris l’écriture, substitué la plume au stylet. Le nécessaire a remplacé le contingent.
À 30 ans, je ne suis pas à la mode mais je m’en fiche, je ne suis pas à la page mais je crée mon propre récit, je ne connais jamais les tendances mais le temps que je possède, lui, il danse. Mon téléphone sonne moins mais moi, je vibre.
Sophie, 30 ans, salariée, Val-de-Marne