Tous les jours, je croise la misère
J’avais 14 ans. Sur le quai de mon métro, plusieurs personnes attendent le wagon. Une dame en tailleur accrochée à son téléphone. Une famille de touristes qui regarde le plan de métro. Quelques bandes de potes qui sortent du collège. Des hommes et des femmes qui patientent chacun d’une manière différente. Et un monsieur, guitare à la main, mal rasé, chargé d’un gros sac et dont certains orteils sortent par un trou de sa chaussure. Il s’avance vers moi, puis d’une voix rauque et enjouée me demande si je peux lui rendre service. Il voudrait que je demande l’argent pour lui pendant qu’il joue sa musique dans la rame. « C’est plus convivial. » Un peu étonnée, j’accepte.
Le métro arrive, on rentre par la même porte, et il commence ses premiers accords. Je passe timidement entre les sièges et les quelques personnes qui restent debout : « Un peu d’argent pour le monsieur qui joue pour vous s’il vous plaît ? » C’est parti pour cinq bonnes minutes à traverser le wagon, la main tendue en répétant cette phrase. Pas d’argent, pas de réponses, pas de sourires, pas de regards. Je récupère vingt centimes sur un wagon presque plein. Puis je fouille à mon tour dans mes poches. Je n’ai que trois petites pièces jaunes.
Dépitée, je reviens vers lui, gênée de ne lui rapporter que si peu. Troublée de cette distanciation mise par les passagers, entre eux et ce que je représentais à ce moment-là : une personne qui mendie. La situation du monsieur, mon statut d’adolescente au visage encore enfantin, et le contact brisé par l’ignorance méprisante des passagers envers nous. J’ai alors réalisé à quel point les personnes à la rue sont délaissées. Leur détresse est multiple. Elle est financière, sanitaire, sociale, psychologique… Les faire se sentir invisibles peut les briser plus que le reste.
Je ne reconnais plus mon quartier
J’ai toujours vécu en plein Paris, à la frontière entre quartier populaire et quartier qui commençait à se développer. J’ai donc toujours côtoyé cette pauvreté et cette misère, mais sans jamais me questionner plus que ça. Par honte, par malaise, par gêne, par impuissance, par désintérêt, par triste habitude. Cet événement a été mon premier contact direct avec quelqu’un dans cette situation. Il m’a fait humaniser ces personnes, réfléchir à ma manière de les considérer, d’interagir avec elles et de les aider. J’ai réalisé qu’avoir des interactions (ne serait-ce qu’un échange de mots, un bonjour, un sourire, un regard…) lorsqu’on les croise permet de casser la déshumanisation de leur condition et de leur exclusion sociale. Avec la gentrification galopante des quartiers de Château d’Eau et de Belleville, mon point de vue s’est radicalisé sur ces injustices de classe.
Je vois de plus en plus de personnes à la rue, qui font la manche, qui bénéficient des soupes populaires. Je vois des ateliers d’artisans qui ferment, des familles qui ne peuvent plus faire leurs courses en bas de chez elles, des personnes âgées qui ont toujours vécu là déménager pour trouver un loyer moins cher. Le déracinement est profond. Ils ne sont plus les bienvenus là où ils ont toujours été. Moi même, je ne reconnais plus mon quartier.
Une remise en question
C’est avec cette sensibilité et cet intérêt que j’ai étudié en licence de sociologie. Les cours m’ont fait prendre conscience que la société est faite de rapports de force. Je me rappellerai toujours mon professeur de philosophie politique. Il chantait les réflexions d’Hannah Arendt en questionnant l’autoritarisme de l’État et la notion de pouvoir avec les abus qui en découlent. J’ai aussi approfondi mes questionnements sur notre système politique et remis en question notre modèle économique capitaliste. J’en ai conclu que notre société privilégie la consommation et le rendement. Les personnes sans-abris ne rentrant pas dans ce cadre, elles sont alors abandonnées des préoccupations politiques.
Avec ces raisonnements, je me suis rendu compte des manquements de l’État et d’à quel point la solidarité est essentielle. Alors je me suis engagée comme bénévole dans des associations à destination de publics précaires et/ou isolés. Maraudes, distributions alimentaires, accueils de jour, aides administratives, accompagnements en sorties culturelles… Aujourd’hui, mon travail se concentre sur la prévention et l’insertion des jeunes. De familles aisées, de classe moyenne ou précaire, en hôtel social, en foyer… J’ai un public très mixte.
Apprendre à considérer les sans-abris
Il m’arrive d’user de pédagogie lorsque, sans gêne, quelques enfants s’offusquent à haute voix de l’odeur d’une personne sans abris que l’on croise sur le trottoir. Mais je relève aussi souvent leur bienveillance. Par exemple lorsqu’ils ramassent les pièces récoltées après avoir marché dans le bocal qui les contient sans faire exprès.
Mes sorties parisiennes me font toujours croiser ce monsieur, assis au même endroit devant le supermarché en face du métro. Toujours très poli, souriant, et propre sur lui. Mais toujours par terre à faire la manche chaque jour depuis neuf ans.
Puis cette femme, que je salue quotidiennement mais qui ne me reconnaît jamais tant l’alcool lui bouffe sa lucidité. Ces groupes d’hommes qui ont fui leurs pays pour se retrouver à passer des mois sur des matelas tachés et défoncés à même le sol, près des poubelles ou sous la pluie. Cette vieille dame, qui s’accroupit au bord du trottoir pour pisser devant tout le monde sans rien remarquer de ses actes. Ce monsieur, étalé par terre, les yeux fermés, pour qui on appelle régulièrement les secours tant il paraît en overdose ou pire encore. Cet enfant, qui joue pieds nus dans les escaliers du métro à côté de sa mère. Ce vieux monsieur, dont les vêtements sont collés à la peau à force de ne pas les changer. Dont les pieds ont triplé de volume avec une peau ravagée par le manque d’hygiène.
Une foule d’anonymes croisés un peu partout
Je croise toujours tous les jours les mêmes personnes que je croise depuis des années, au même endroit, dans le même état, entre la lucidité et l’inconscience, entre la vie et la mort. Parfois, je fais des rencontres. Une m’a marquée, lorsque je faisais ma lessive au lavomatique. Un jeune est venu me parler sans que je remarque qu’il prenait sa dose de crack à même le sol du local.
Et il y a bien sûr chaque année une feuille accrochée à un arbre près du métro Belleville. La dernière annonce que Monsieur X, comme personne ne sait qui il était, est décédé sur le trottoir le soir de Noël dernier.
Gaby, 30 ans, salariée, Paris