Djeb B. 04/11/2019

Parole de prof (2/6) : « Dans le 93, sans moyens comment on tient ? »

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Enseignant en primaire, je me sens débordé. Nous manquons d'effectifs, de moyens et de soutien. Alors comment faire notre travail sans craquer ?

Cette année c’est ma troisième rentrée. Je suis professeur des écoles. C’est pas à proprement parler une vocation, loin de là même. J’ai fait des études de sciences politiques à Lyon auparavant. Pourtant, un peu du jour au lendemain, je me suis retrouvé prof. Pour essayer. Parce qu’il fallait trouver un travail à 25 ans et parce que le concours de l’académie de Créteil était assez facile. Le taux d’admissibilité pour cette académie est énorme ! On manque d’enseignant.e.s dans le 93, ce n’est pas nouveau. Et pas sans conséquences…

Après une année passée en tant qu’étudiant stagiaire à Montreuil, j’ai obtenu un poste définitif en REP+ à La Courneuve. Puis j’ai réussi à obtenir un poste définitif lors de ma titularisation. Un environnement social « difficile » a priori. Je suis arrivé et j’ai choisi une classe de CM2 car peu de monde en voulait : ce sont des « grands » et en REP+, avoir des grands, c’est du « sport »…

L’année commence et tout n’est pas simple : les élèves sont bruyants, certains en échec scolaire. Il est difficile de les motiver, de les mettre au travail, de faire en sorte qu’ils reprennent confiance en eux. C’est fondamental avant le collège car on sait qu’ensuite, ce sera plus compliqué. Mais sur le papier, tout va bien : on a la chance d’avoir eu l’ouverture d’une troisième CM2. Avec 19 élèves par classe, ça tourne plutôt bien. La rentrée se passe bien. Nous sommes beaucoup de jeunes enseignant.e.s, l’ambiance est bonne, tout le monde est détendu et motivé. Tout va bien donc…

« Maître, faites quelque chose, on n’arrive pas à travailler ! »

Pourtant, les choses commencent à se gâter à la mi-année. Quatre collègues quittent l’école au 31 janvier : deux pour des congés maternité et deux autres car elles ont un « mi-temps annualisé » délivré par l’administration, pour motifs personnels (tout à fait justifiés). Ces quatre collègues sont remplacées par… des contractuel.le.s !

Parce que, dans le 93, dès le mois d’octobre, il n’y a plus d’effectifs ! La décision de dédoubler les CP et les CE1 en REP+ puis REP était une très bonne chose, mais elle n’a pas du tout entraîné de création de postes ! Pour renforcer le nombre d’enseignant.e.s dans ces classes, on a supprimé des classes en milieu rural, de maternelle et surtout, on a redéployé tous les postes de maîtres.ses supplémentaires (E, G ou ZIL) sur des classes définies. Les quelques rares profs titulaires (et donc qualifiés) supplémentaires restants sont donc, dès les vacances de la Toussaint, affectés sur des postes vacants. Pour que les élèves puissent continuer à aller en cours, il faut… recruter des contractuels ! C’est pratique les contractuel.le.s : pas besoin de les former, ça coûte moins cher, et puis on peut les déplacer comme on veut. D’ailleurs, à la fin de l’année, sur décision de l’inspectrice, une de nos contractuelles (la meilleure) sera remerciée sans aucun motif. La lettre de l’ensemble des enseignant.e.s de l’école ne sera même pas lue. Tout va bien.

Selon le rapport de la Cour des comptes de 2018, le recours à des contractuels dans les établissements a presque doublé en moins de dix ans à l’échelle nationale. Une solution palliative qui nuit aussi bien aux élèves qu’à l’ensemble du corps enseignant. À lire dans Libération.

Le 1er février, les quatre contractuel.le.s qui doivent remplacer les enseignant.e.s de CE1 et CM1 arrivent à l’école. Et dès lors, ça se dégrade.

Pour les CE1, tout se passe bien. Les deux contractuel.le.s sont plutôt bons, bienveillants et ils sont en co-intervention dans une classe avec des titulaires (car nous ne pouvions pas dédoubler les deux CE1, faute d’espace). Pour les deux CM1 en revanche… C’est la catastrophe ! Je m’en rends compte au retour de la classe de neige, début mars : les contractuel.le.s n’arrivent pas du tout à gérer leur classe, les décibels montent dès 10h du matin, graduellement. C’est terrible.

Enseignant titulaire, j’aide les contractuels, comme je peux

Nous nous proposons d’aider ces deux enseignants, conscients de la difficulté de leur situation : nous prenons certains de leurs élèves les plus difficiles quasi-quotidiennement, nous organisons des réunions avec l’ensemble de l’équipe pour améliorer la situation. Pourtant, la situation continue de se dégrader. Mes élèves, plusieurs fois par jour, m’interpellent sur le bruit étourdissant qui sort de la classe voisine : « Maître, faites quelque chose, on n’arrive pas à travailler ! Ils font n’importe quoi ! » Comment faire ? Intervenir, c’est aussi complètement discréditer la parole de l’autre enseignant. Parfois, à part, j’essaie de faire comprendre à ces élèves de CM1 que ce n’est pas possible, qu’ils doivent se comporter de manière plus respectueuse. Rien n’y fait. Cela empire même puisque le chahut déborde du cadre de la classe : de nombreuses bagarres éclatent en récréation, systématiquement entre élèves de CM1, que ce soient des garçons ou des filles.

Face à ces problèmes, la directrice est débordée et n’arrive pas à améliorer la situation. L’équipe enseignante non plus d’ailleurs. Entre les formations, les livrets, les projets de classe et nos propres problèmes internes à la classe. Oui, ce n’est pas parce qu’on est titulaire que l’on gère sa classe d’un coup de baguette magique. Une collègue de CP par exemple, très expérimentée, est à deux doigts du burn-out à cause d’un de ses élèves. Particulièrement turbulent, il est incontrôlable, frappe des CE2, insulte des CM2… L’inspection est au courant, les parents également, mais pas de chance, il faut attendre au moins un an pour qu’il puisse bénéficier d’un suivi dans un établissement spécialisé… Ah, le manque de moyens…

Pour aider les contractuel.le.s, nous multiplions les réunions mais nous n’arrivons pas à trouver de solution efficace : l’un des deux nous écoute et essaie d’inverser la tendance, mais il semble quand même dépassé. Nous apprenons d’ailleurs par une collègue d’une autre école qu’il était enseignant stagiaire avant et n’aurait pas été titularisé… pour incompétence. Comment se fait-il alors qu’il ait été recruté chez nous, l’académie voisine, en tant que contractuel, sans aucun souci ??? On marche sur la tête… Mais bon, au moins, il essaie ! L’autre enseignant de CM1, lui, a l’air de s’en foutre totalement. Son excuse, c’est que ce sont les élèves qui font n’importe quoi et qui sont mal élevés, qu’il n’y peut rien. À 16h35, il part de l’école et ce n’est plus son affaire. Pourtant, quelques mois plus tôt, les choses n’étaient pas aussi chaotiques avec leur maîtresse titulaire…

Tenir en espérant que l’année suivante sera différente

L’année avance et le spleen gagne peu à peu l’ensemble de l’équipe. Je fais tout pour l’éviter : il faut garder le moral et la motivation sinon on est morts et nos élèves aussi. On continue à prendre les élèves « perturbateurs », on essaie de mieux organiser les récréations, de préparer une belle kermesse pour bien finir l’année, de faire un repas d’enseignant.e.s, etc. Des petites choses, a priori anodines, mais qui doivent nous permettre de tenir, tous ensemble. Tenir en espérant que l’année prochaine sera différente. Mais de nouveaux épisodes viennent empirer la situation. On retrouve écrit sur les murs de la cour : « Ali PD » du nom de l’un des enseignants. C’est forcément l’un des élèves mais on n’arrive pas à l’identifier. Celui qui a écrit ça a 9 ans. 9 ans !!! Je suis consterné. Ce même Ali est d’ailleurs en conflit ouvert avec un élève : Redha (qui vient travailler fréquemment dans ma classe). Ils en sont même venus aux mains une après-midi. Un enseignant et un élève de CM1 ! On marche vraiment sur la tête.

Finalement, l’année se termine. Le premier contractuel échoue à nouveau aux différents concours de prof des écoles. L’aventure s’arrête pour lui. En revanche, le fameux Ali passe le concours et va tranquillement devenir titulaire dans une école maternelle voisine… Mais tout va bien ! Tout le monde est sur les rotules, le 5 juillet… Ouf c’est fini ! Pourvu que l’année prochaine soit moins dure, pense-t-on en rigolant. Personne dans l’école ne souhaite revivre une fin d’année pareille… Sinon à quoi bon être prof des écoles ?

Et cette année, c’est reparti ! J’ai de la chance, je garde des CM2. Du coup, je récupère les CM1 de l’année dernière. Vous vous souvenez ? Les CM1 des contractuel.le.s… Ça promet ! En vrai, bien que bavards et fatigants, ils ont envie d’apprendre et sont assez motivés. Les problèmes ne sont pas là mais plutôt à l’extérieur.

Parole de prof, c’est une série de six témoignages de jeunes enseignant.e.s. Un patchwork des problématiques qu’ils rencontrent au quotidien. (1/6) : « J’enchaîne les établissements et ça m’use »

Les 18 heures de formation obligatoires hors temps scolaire imposées les mercredis. L’absence d’augmentation de salaire à l’horizon (seulement des primes dont une partie versée « si les objectifs pédagogiques sont respectés »). Le même fonctionnement qu’une entreprise… Ajoutez à cela le suicide de Christine Renon et le projet de réforme des retraites qui prévoit une suppression de notre régime actuel, l’horizon s’assombrit très sérieusement.

Dans mon école, déjà trois contractuelles dans l’équipe. Nous sommes le 20 octobre. Tout va bien dans les écoles du 93. Tout va bien…

 

Djeb, 27 ans, enseignant, La Courneuve

Crédit photo Unsplash // CC NeONBRAND

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