La langue des signes est ma langue maternelle
La première langue que j’ai apprise, c’est celle qu’on parle avec les mains. J’ai appris à « parler » en même temps que les autres enfants. À un an, je savais dire « papa » et « maman ». « Papa », c’est le pouce et l’index qu’on ferme deux fois au niveau du menton. Et « maman », c’est la paume vers le haut, portée plusieurs fois au niveau des côtes.
Mes parents sont sourds pour la société. Mais pour moi, ils ne l’ont jamais été. Pour moi, ce sont des entendants qui arrivent à entendre ce que les autres n’entendent pas, ne comprennent pas. Mes frères et sœurs ne sont pas sourds. On est cinq et entre nous, à la maison, on parle avec les mains. Mais quand on est dehors, on change de langue : on se met à utiliser les sons, comme si on avait à s’adapter au monde extérieur.
Petite, ce que j’aimais, c’était faire du shopping toute la journée avec ma mère, à rire, à discuter. On parlait de tout, de rien. Mais comme d’habitude, il fallait supporter ces regards pesants sur nous, dans la rue. Ces regards qui ne se décrochaient pas, qui faisaient le chemin avec nous. Ils nous suivaient jusqu’à ne plus nous voir. Au début, je trouvais ça normal : je me disais qu’ils nous regardaient parce qu’ils n’entendaient pas notre langue. Car pour moi, c’est eux qui étaient sourds, car il n’entendaient pas la voix que l’on parlait avec nos mains.
Mes parents écrivent la langue des signes
À l’école primaire à Colombes, mes lacunes se sont tout de suite faites ressentir en français. Conjuguer des verbes était pour moi une épreuve car dans ma langue, il n’y a pas de conjugaisons mais seulement des connecteurs de temps qui conjuguent nos phrases et tous les verbes sont à l’infinitif (ça donne « demain partir manger »). J’appréhendais et ça m’énervait de ne pas pouvoir m’exprimer comme les autres à l’écrit. Mes parents écrivent, mais même quand ils écrivent, ce n’est pas vraiment français : ils écrivent la langue des signes. Alors, pour que je puisse comprendre et parler comme les autres enfants, ils m’avaient inscrite à des cours particuliers de français durant les vacances.
À la maison, j’étais tout le temps entourée par ce que la société appelle « des sourds ». On avait l’habitude de se parler avec les mains, entre enfants et avec les parents. Vers mes 8 ans, du coup, j’avais presque que des amies sourdes. Leurs voix, c’étaient des cris, des voix sans phrases mais qui étaient pour moi plus compréhensibles que ces phrases que j’entendais à l’extérieur. Mes autres amies entendantes disaient que ça ressemblait à des bruits d’animaux. Au début, ça m’a fait mal au cœur parce que ça voulait dire qu’ils ne sont pas humains alors que pour moi, ils sont comme nous. Même les enfants faisaient déjà une différence. Mais après, je les comprenais.
Au final, cette langue qui est incompréhensible et bizarre aux yeux des gens est pour moi un enrichissement. J’ai appris à connaître deux mondes différents, deux façons de penser. Lorsqu’on entend, les choses paraissent plus accessibles tandis que lorsqu’on n’entend pas, on laisse place à notre imagination. On imagine ce qu’un bruit peut faire. On développe d’autres sens comme la vue, le toucher. Quand j’étais bébé, ma mère me mettait dans un lit à côté d’elle et mettait son bras vers moi pour sentir quand je pleurais. Elle n’a jamais eu besoin d’oreilles pour m’entendre.
Marie-Isabelle, 18 ans, Colombes, étudiante à Paris Nanterre
Crédit Photo Flickr // La famille Bélier (Eric Lartigau)