Violence conjugale : porter plainte est aussi un combat
J’ai rencontré il y a bientôt un an l’homme qui allait partager ma vie pour le meilleur et surtout pour le pire. L’histoire est classique. Nous nous sommes rencontrés sur un site de rencontre. Quand il a proposé un rendez-vous, j’ai accepté sur un coup de tête. Le courant est directement passé. Il semblait correspondre en tout point à mes attentes. Patient, mature, attentionné, mais sans être envahissant.
Petit à petit, de manière insidieuse, il a commencé à changer. Il est devenu froid, lunatique, et même parfois dur. D’abord c’était des « Tu te comportes de manière inappropriée avec les autres hommes », jusqu’à : « Tu n’es qu’une pute, une salope ! »
J’étais sincèrement persuadée que jamais je ne laisserais passer de tels manques de respect. Mais il m’expliquait sans cesse qu’il avait souffert par le passé, qu’il avait peur d’être trahi. À ses côtés, je vivais de tels moments de bonheur, remplis d’amour, que j’étais moi-même convaincue qu’il était un homme bien qui souffrait par ma faute. Pleine de compassion, je m’efforçais d’être la plus irréprochable possible, pensant pouvoir apaiser ses craintes.
Puis, il y a eu la première gifle. Et de fait, les premières excuses. J’ai tout pardonné, tout accepté, et j’ai renoncé à tout ce qui pouvait, d’après lui, détruire notre amour : mes proches, mes ami(e)s et ma famille. Toute ma vie s’organisait en fonction de la sienne.
Dès l’emménagement, tout a dégénéré
Nous avons décidé de nous installer ensemble. Au fond de moi, j’avais conscience que je prenais une mauvaise décision, mais les choses se sont déroulées d’une manière si rapide que je suis passée outre.
Dès le jour de l’emménagement (où il avait absolument tenu à ce que nos deux noms figurent sur le bail, bien que cela représente une perte d’argent pour moi compte tenu des allocations dont je pouvais bénéficier), les choses ont dégénéré et sa violence s’est davantage dévoilée.
Il soufflait le chaud et le froid en permanence. Un simple geste de ma part pouvait aboutir à une violente dispute, alors que l’instant d’avant il était l’homme le plus adorable du monde. Il arrivait à m’inspirer peur et soumission rien qu’en s’approchant de moi, en parlant calmement, mais avec des mots si durs… Il me surveillait sans cesse, contrôlait le moindre aspect de ma vie, et ne supportait plus mes agissements. Tout ce que je faisais, c’était mal. Et ça le faisait souffrir, lui, cet homme si fragile et amoureux.
Avec le recul, j’ai compris qu’il appuyait sur toutes mes failles. Une partie de moi conservait une certaine lucidité et me criait de me sauver avant qu’il ne soit trop tard. Après une énième dispute, j’ai entamé des recherches pour un nouveau logement. En cachette. S’il avait l’impression que j’allais partir, il risquait de devenir incontrôlable…
Je ne me sentais pas en sécurité
Un soir, il a découvert mes recherches. Il avait conservé mes identifiants Leboncoin. Ce fameux soir, je me suis sentie en danger, plus que d’habitude. J’ai réussi à envoyer un message à ma mère et à activer l’enregistrement vocal de mon téléphone. Instinct de survie. Quand il a compris que mes parents étaient en route, il a juste quitté l’appartement, en me précisant que c’était la dernière fois qu’il me voyait et que la moindre affaire que je pourrais laisser serait aussitôt détruite.
Je ne saurais décrire mon soulagement à l’arrivée de mes parents. Nous avons emporté toutes les affaires que nous avons pu, et je suis partie sans me retourner.
Quelques heures après, je commençais déjà à recevoir de longs messages. Il utilisait toutes sortes de ruses pour me faire revenir vers lui : passer d’un message d’excuses à un message rempli d’insultes, harceler ma famille en se donnant une image de victime… Il leur écrivait de longs messages très structurés, expliquant que j’étais instable et suicidaire, que je souffrais par leur faute car ils n’étaient pas assez présents pour moi. Que lui essayait comme il pouvait de me soutenir, bien que je sois invivable.
Il devenait menaçant. Il me traquait, je ne savais plus où aller pour me sentir en sécurité. J’ai pris rendez-vous avec une policière de ma ville, spécialisée dans l’aide aux victimes de violences conjugales. Elle a été très rassurante et bienveillante et m’a expliqué toutes mes possibilités, ainsi que leurs potentielles conséquences. Elle m’a conseillé de porter plainte, mais j’ai décidé d’attendre.
Seule contre deux policières
Jusqu’à cette fois où je l’ai vu dans un coin de ma ville, dans laquelle il ne vivait plus. Il n’était pas là par hasard. Il voulait me montrer qu’il ne me lâcherait pas comme ça. Toutes mes peurs sont revenues. Là, je me suis décidée à me rendre avec une amie dans le seul lieu, en France comme en Europe, de consultations pour victimes de violences conjugales : l’association Citad’elles à Nantes. La sécurité de ce bâtiment est impressionnante : portes blindées, vigiles à chacune des entrées…
On m’a écoutée pendant quatre longues heures avec une bienveillance et un soutien incroyables. Pas une once de jugement. La personne était très renseignée sur les mécanismes de la violence et me comprenait sans même que j’aie réellement besoin de parler. Grâce à elle, j’ai constitué un dossier.
Mais lors du dépôt de plainte, la chute a été douloureuse. J’étais seule contre deux policières, très douces au premier abord, qui avaient une liste de questions bien déterminée à me poser dans le cadre de l’évolution légale de la procédure. J’ai d’abord eu droit à de nombreuses questions administratives (numéro de sécurité sociale, mes revenus ainsi que ceux de mon ancien compagnon…). Puis, des questions sur ce que j’avais subi. J’avais tellement peur de ne pas être crue que je me creusais la tête pour préciser le moindre détail. Ma mémoire avait effacé beaucoup de choses et il m’était impossible de situer tout ce que j’avais vécu dans le temps.
J’avais entrepris, la veille du rendez-vous, une relecture de toutes les conversations dont je disposais afin de pouvoir être la plus précise possible dans mon dépôt de plainte. Mais une fois face aux policières, j’étais confuse, j’avais chaud. Je sentais bien qu’elles ne me prenaient plus vraiment au sérieux. Je me perdais dans mes récits, j’étais perdue.
Tellement de choses transformées
J’ai ensuite posé sur la table tout le dossier pour violences conjugales que j’avais constitué seule, avec une cinquantaine de photos : des marques de coups et surtout beaucoup de captures d’écran de messages. J’avais également, sur conseil du juriste que j’avais rencontré, fait rédiger des témoignages par mes proches qui, pour la plupart, attestaient l’écoute de certains enregistrements dont je disposais.
La plupart des messages étaient très virulents, remplis de menaces de mort et d’insultes. Ils m’avaient détruite mais n’avaient aucune valeur. Une simple dispute, il fallait des faits plus concrets. Entendre cela a été d’une violence inouïe. Elles n’ont pas ajouté les témoignages au dossier non plus. Selon elles, ils étaient sans intérêt.
Lorsque je leur ai dit qu’une fois, je l’avais poussé lors d’une dispute par peur qu’il ne s’approche trop de moi et me frappe, elles m’ont dit que si j’avais agi de manière violente avec lui, la plainte pouvait être classée. Le juge pourrait estimer que les violences avaient pu être provoquées par mon attitude.
Après plus de quatre heures, sans avoir même osé demander un verre d’eau, j’avais juste envie de disparaître. Tout ce que j’avais pu dire n’était pas du tout écrit de la même manière. Il y avait tellement de choses qui n’apparaissaient pas ou étaient transformées. J’avais expliqué qu’il fumait et buvait de manière quotidienne, au final il était juste marqué qu’il avait fumé et bu lors d’une dispute.
Un jour, il sera peut-être capable de tuer
Je savais que ma déposition avait une importance capitale et qu’elle pouvait aussi se retourner contre moi. Il était donc essentiel que je sois en parfait accord avec ce qui était dit. Mais j’étais tellement épuisée. J’ai juste signé en me disant que dès le lendemain j’irais retirer cette plainte qui, de toute façon, ne servirait à rien. Et puis après mûres réflexions, j’ai décidé de continuer à me battre.
Récemment, les policières m’ont informée qu’il allait être convoqué. J’ai peur, sachant qu’elles n’ont aucune obligation légale de me prévenir avant qu’il reçoive sa convocation.
Je sais que je prends des risques, que je me lance dans quelque chose de douloureux et d’éprouvant. Mais je sais aussi que si je ne le signale pas, je prends le risque qu’une femme après moi puisse endurer ce que j’endure actuellement. Je ne peux m’ôter de l’esprit le fait qu’un jour, il sera peut-être capable de tuer quelqu’un, moi ou une autre.
Cette procédure, j’ai peur qu’elle tombe à l’eau
J’apprends à vivre avec cette peur bien que personne ne prenne sincèrement au sérieux ce que je dis. On se veut rassurant. Moi, je sais au fond de moi qu’il ne m’a pas oubliée. Je sais qu’il crée des faux profils sur les réseaux sociaux pour savoir ce que je fais. J’étudie chacune des demandes d’ajout que je reçois et je suis intimement persuadée que toutes ne sont pas le fruit du hasard. J’interprète chaque petit signe. Sans plus prendre la peine d’en parler autour de moi.
J’ai eu l’idée récemment de contacter son ancienne compagne, qui d’après ses dires n’était qu’une folle violente. Elle était en fait avant tout une de ses victimes qui avait également déposé une plainte : classée sans suite. Elle m’a expliqué vivre toujours dans la peur pour elle et pour sa fille, et qu’elle tenait par-dessus tout à n’être impliquée d’aucune manière. Ce que je comprends et respecte.
J’ai aussi peur de placer trop d’espoirs dans cette procédure et de tomber de haut. Je crois n’avoir jamais autant compris le fait que de nombreuses victimes refusent de déposer plainte. Il faut un moral en acier et une force incroyable pour entreprendre toutes ces démarches.
Éva, 20 ans, étudiante, Nantes
Crédit photo Unsplash // CC Isaiah Rustad
La mini-série de Netflix, Unbelievable, retrace le parcours d’une jeune fille violée que personne ne croit et n’aide. Une plongée dans les dépôts de plainte et la dépendance de ces femmes au bon-vouloir du système judiciaire.