Elisa M. 10/11/2021

1/2 Je suis devenue la fierté familiale

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Obtenir son bac au prestigieux lycée Henri IV a fait d’Elisa la fierté de sa famille algérienne, mais lui a mis une énorme pression.

Être la première diplômée de la famille, c’est beaucoup de fierté. Mais aussi toute une pression qui va avec. Scolairement, j’ai toujours réussi. Personne n’a fait d’études dans ma famille : mes grands-parents sont des immigrés algériens, ma mère a arrêté avant la fin du lycée. Ils m’encourageaient et, naturellement, j’ai continué dans les études. C’était valorisant.

Je me rappelle quand j’ai su que j’avais été acceptée au lycée Henri IV. Je l’avais mis en premier vœu, un peu sans y croire, parce qu’apparemment ma moyenne était suffisante (entre 16 et 17,5/20 depuis la sixième). Quand j’ai eu la nouvelle, j’ai vraiment été fière, mais ma mère encore plus.

La fille partie de rien qui intègre l’élite

Elle en parlait partout autour d’elle, dès qu’elle croisait quelqu’un. Ça me mettait un peu mal à l’aise, j’avais l’impression d’être une bête de foire. Surtout qu’un jour, une de ses connaissances lui a demandé ce qu’elle « avait fait pour qu’une petite fille d’immigrée puisse être acceptée à Henri IV ». C’était blessant.

Un soir à la Butte-aux-Cailles, on mangeait un couscous de Chez Mamane avec ma mère et des connaissances à elle. Elles me disaient que j’étais une fierté pour tous les immigrés et enfants d’immigrés… Mais je ne me sentais absolument pas concernée, je me retrouvais porteuse d’un combat qui n’était pas le mien. J’étais la fille qui était partie de rien mais qui avait travaillé dur pour intégrer l’élite. J’étais devenue la « vitrine familiale », ça faisait bonne impression. Ça m’insupportait, j’avais l’impression que ma famille se servait de moi. Mais je jouais le jeu, pour eux.

Au lycée, j’ai fini par me faire une bande de potes. Ils étaient tous de milieux aisés, mais je n’ai jamais eu honte de dire d’où je venais et ils l’acceptaient parfaitement. Les seuls moments durant lesquels ça a pu me poser des problèmes, c’était pour les sorties. Forcément, j’avais moins facilement accès à de l’argent, mais on finissait toujours par s’arranger. Quelqu’un me prêtait et je remboursais. Je me suis tout de même retrouvée parfois à faire des babysittings pour suivre le rythme.

Dépendante des attentes des autres

À la fin du lycée, j’étais perdue. Je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire. Je n’y avais jamais vraiment réfléchi, je m’étais laissée porter à faire ce qui plairait le plus à ma famille. Et vient la fatidique question : qu’est-ce que j’aime ? Le dessin, le théâtre… Trop précaire et instable pour quelqu’un qui n’a pas la sécurité financière de ses parents. Quand on vient d’un milieu social bas, on ne peut pas se permettre de faire juste ce que l’on aime bien, on doit penser à la stabilité derrière.

Mes ami·e·s de l’époque faisaient presque tous les mêmes choix. Prépa, médecine… Je savais que je n’avais la motivation pour aucun des deux. On m’a dit que j’étais douée pour écouter et conforter les autres… Alors j’ai pensé, pourquoi pas psychologue ? Après quelques renseignements, j’ai entendu parler de la neuropsychologie : ça a fait tilt dans ma tête, le nom était super stylé, de quoi impressionner les gens. Et ça restait élitiste. Encore une fois, je me retrouvais inconsciemment dépendante des attentes des autres et de ce qu’ils allaient penser.

Le diagnostic tombe : mon corps a parlé pour moi

En licence de psychologie à Paris-Descartes, je ne me rendais pas compte que je n’étais pas épanouie du tout. J’ai commencé à beaucoup m’isoler. Puis, en 2019, en début de troisième année, le diagnostic est tombé : un cancer, sur le rein. Ça m’a paru tellement invraisemblable que j’ai eu un fou rire… Sur le moment, on m’a dit que je devrais sûrement arrêter les études. Ce n’était pas possible pour moi, comme on m’a toujours valorisée que pour ça…

Je pense aujourd’hui, avec le recul, que je me sentais exister uniquement à travers ça. J’ai réussi à passer mes examens et à valider mon année par je-ne-sais quel miracle. Par la suite, je me suis laissée un peu de temps pour réfléchir à ce que je ferai. En fait, j’étais angoissée parce que, pour la première fois, je me retrouvais face à moi-même, sans avoir de chemin tout tracé. Ça a été des moments très compliqués, avec beaucoup d’introspection.

J’avais beaucoup de mal à savoir quelles étaient mes envies et mes besoins. À force de toujours faire mes choix en fonction des autres, je ne savais même plus qui j’étais. Le fait de m’adapter à plusieurs mondes en permanence a sûrement amplifié ça : on ne sait jamais vraiment auquel on appartient, on change de peau en permanence.

J’ai décidé de me choisir

Au cours de cette pause, je me suis remise à dessiner. J’ai compris que c’était une partie de moi et que je devais suivre cette voie. C’est encore un travail qui demandera beaucoup d’efforts, mais il y a du progrès. J’ai même obtenu une place dans une école d’art, moi qui pensais ne jamais pouvoir y arriver. Aujourd’hui, je veux faire ce que j’aime, même si ça veut dire manquer de stabilité financière.

Ma famille proche me soutient. Après la période difficile que j’ai traversée, ils veulent juste que je sois heureuse. Maintenant, j’ai décidé de me choisir et surtout d’être authentique, d’arrêter de me fondre dans le décor. Et même si, parfois, j’appréhende un peu de dire que j’ai arrêté la fac, j’ai décidé d’arrêter de faire les grands titres.

Elisa, 21 ans, stagiaire, Paris

Crédit photo Pexels // CC Mohamed Abdelghaffar

 

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