Mes proches luttent en Colombie… et moi ici
Dès la première manif, j’ai écrit à ma mère. « Avec qui tu vas y aller ? » ; « Tu peux nous passer leurs numéros de téléphone au cas où ? » ; « Tu peux nous prévenir quand tu sors et quand t’es de retour à la maison ? » Lors des appels avec mes proches à la suite des manifs, on parle, en rigolant (pour ne pas en pleurer), des risques qu’ils se fassent agresser par la police (souvent infiltrée en manif), à cause des chants contre le gouvernement ou des chemins alternatifs à prendre en rentrant à la maison, pour éviter de se faire suivre par les services de renseignement. J’écris à ma famille et à mes amis sur place, en Colombie, pour commenter l’actualité, tout en continuant, de mon côté, mon train de vie dans la commodité en France.
Mon angoisse augmente en voyant l’évolution de la répression
Un grand mouvement de contestation est né fin avril car l’État colombien a présenté une réforme fiscale au Parlement en pleine crise du Covid. Cette réforme prévoyait de taxer tous les produits de première nécessité et d’alimentation de base ainsi que des services tels qu’internet ou les services funéraires. Ce qui est grave, c’est que cela touche des personnes très précaires. Ce, alors que l’économie s’effondre et que le pays vit une deuxième vague de cas de Covid particulièrement meurtrière.
Chaque nouveau jour, mon inquiétude, mon angoisse et ma peur augmentent en voyant l’évolution de la répression là-bas. Les posts sur les réseaux sociaux se multiplient en annonçant des chiffres qui grimpent à une vitesse extraordinaire et qui indiquent un nombre toujours croissant de décès, de disparitions, d’agressions physiques et sexuelles perpétrés par les forces de l’ordre qui – ironiquement – sont censées protéger la population. Ces posts sont accompagnés de vidéos et de notes vocales où l’on voit les violences commises par des policiers, en civil pour certains, et de citoyens tirer à balle réelle sur les manifestants.
Depuis le début des contestations en Colombie, 41 civils sont morts. Malgré la répression policière, les manifestations se poursuivent dans tout le pays. Retour rapide, avec Rad, sur le contexte sociopolitique colombien et les motivations des manifestant·e·s en lutte :
Sortir du lycée et voir des voitures blindées
Derrière le mythe de Pablo Escobar et de la cocaïne, des FARC (forces armées révolutionnaires de Colombie) et d’Ingrid Betancourt se cache un continuum de confrontations armées très complexes et qui touchent tous les citoyens colombiens. On le voit avec les barrages de l’armée faisant des contrôles d’identité sur les routes des vacances, des militaires armés déambulant dans les rues des villes. Il est présent aussi dans les récits familiaux avec des histoires de comment nos grand-parents, ou autres aïeux, ont été confrontés à des violences. Il est présent dans la normalisation de la criminalité et de la mort dans nos esprits. Il était normal pour moi, en sortant du lycée, de voir des voitures blindées et des gardes du corps attendre mes amis pour les ramener à la maison. Ou, en se baladant dans les rues de Bogotá, de faire attention à tout ce qui se passe autour de moi pour ne pas se faire voler. Même si, venant d’un milieu favorisé, j’étais loin des réalités des violences qui demeurent présentes.
Alors, en voyant ces images, je me sens triste, impuissant et énervé. C’est difficile de voir cela et de se dire qu’on ne peut rien faire. La frustration augmente quand on voit l’ampleur du mouvement et l’importance d’être présents sur place. D’autant que dans mon imaginaire, l’action militante et politique est très présente. Plusieurs personnes de mon entourage ont participé aux moments majeurs et historiques de l’histoire politique récente de notre pays. Des membres de ma famille et des amis de mes parents nous racontent comment ils ont survécu au génocide des membres du plus grand parti de gauche de l’époque orchestré par des forces paramilitaires en complicité avec l’État. Ma grand-mère me raconte encore ses souvenirs du Bogotazo, grand mouvement social né avec l’assassinat de Gaitán – candidat de gauche à la présidentielle dans les années 40. À l’école, j’ai aussi appris à travers mes cours d’histoire-géo comment les parents de certains amis ont participé à la rédaction de la Constitution actuelle du pays de 1991.
Alors ce sentiment de frustration s’accroît davantage. Mais la vie continue et je travaille, je vois des amis et j’oublie pendant un temps ce qui se passe là-bas. Et ainsi, des paradoxes s’opèrent à nouveau entre l’oisiveté de la vie ici et les angoisses de la vie là-bas.
Comment donner de la visibilité à ce qui se passe en Colombie ?
Les questions que je me pose, comme beaucoup d’autres, sont : que faire ? Comment donner de la visibilité à ce qui se passe en Colombie ? Pendant ce temps, des manifestations sont annoncées, mais je ne peux y participer, car elles sont en semaine et pendant que je suis au travail. J’ai décidé de sensibiliser les personnes autour de moi afin de donner de la visibilité à la question colombienne, avec un succès mitigé. Au-delà de partager des contenus sur les réseaux sociaux, je préfère discuter avec les gens autour de moi en expliquant, avec plus ou moins de détails, les raisons du soulèvement et en montrant toutes les conditions politiques et sociales qui aboutissent à ce ras-le-bol et, du coup, à cette mobilisation. La réforme a été révoquée et quelques autres victoires ont été réussies par le mouvement, mais une réforme cherchant à privatiser le système de santé est en train d’être débattue au Parlement. Par ailleurs, la source des conflits, à savoir l’inégale répartition des richesses, demeure présente.
Une manifestation a eu lieu le week-end dernier, et j’étais content de pouvoir y participer avec mes amis colombiens. Les paradoxes colombiens étaient présents. On a manifesté pour dénoncer les actions criminelles du gouvernement dans la joie, la musique et la bonne humeur. Ce moment, tout en étant symbolique et solennel, était aussi jovial. On était content d’être là, d’être ensemble et de voir qu’on pouvait faire quelque chose à notre échelle en rigolant et en dansant. Cela résume bien l’esprit d’un pays et d’un peuple qui sait garder la joie dans les moments les plus sombres, et qui l’utilise pour lutter pour un pays harmonieux et en paix.
Mathias, 25 ans, salarié, Paris
Crédit photo Hans Lucas // © Hugo Passarello Luna (série photo « Demonstration in Paris in support of victims of police violence in Colombia »)