Mort d’Ibrahima Bah : le quartier n’oublie pas
Il avait le même prénom que moi, avec un H en plus. Il s’appelait Ibrahima. C’était un jeune de 22 ans, il venait de Sarcelles mais traînait à Villiers-le-Bel. Il y a trois ans, le 6 octobre 2019, il y a eu un contrôle de police dans le quartier. Lui, il était sur sa motocross bleue, on ne sait pas trop ce qu’il s’est passé, mais un fourgon de police bloquait la route, alors il est passé sur le trottoir et il s’est pris un poteau. Malgré son casque, il est mort. C’était à côté de l’arrêt de bus La Cerisaie, là où passe le 270.
Comme s’il y avait une guerre
Ce jour-là, j’étais dehors en train de marcher avec mon ballon de foot et mon frère. On allait en direction de la gare quand on est tombés sur l’accident. C’était à environ 200 mètres de chez nous. Je me souviens qu’il y avait au moins quinze camions de police et une foule de personnes comme s’il y avait une guerre. J’entendais que les gens disaient : « Il roulait vite, on a entendu un gros boum et on a vu qu’il s’est pris un poteau. » Là, j’ai vu une Yamaha YZ125 sur le trottoir et une personne par terre avec la police qui essayait de le réanimer en lui faisant un massage cardiaque.
Moi, je devais prendre le bus pour aller à la gare mais comme la circulation était bloquée à cause de l’accident, j’ai dû marcher dix minutes pour aller jusqu’à l’église. Sur le trajet, je repensais à l’accident mais je me disais qu’il était juste tombé dans les pommes. Je n’ai pas réalisé tout de suite ce qu’il s’était passé, je ne pensais pas qu’il allait mourir comme ça, sur le trottoir.
Suivre la marche blanche sur Snap
Pendant quelques semaines, tout le quartier ne parlait que de l’accident, les gens étaient choqués, les jeunes parlaient de faire justice, car tout le monde pensait que la police avait fait exprès. Environ une semaine plus tard, il y a eu une marche blanche en hommage. Je n’ai pas pu y assister parce qu’il n’y avait personne chez moi, mais mon cousin, qui y est allé, m’a dit qu’ils avaient marché jusqu’au rond-point Pierre Semard et que son frère avait parlé au micro en demandant justice.
L’après-midi, je regardais sur Snap et mon cousin m’envoyait des vidéos de la marche. Il y avait à peu près 200 personnes de Villiers, mais aussi de Sarcelles. Des jeunes ont défilé sur leurs motos et leurs scooters, c’était impressionnant. Il paraît que la police n’a rien osé faire contre les motos parce que les gens et l’ambiance étaient tristes. Dès que j’ai pu sortir de chez moi, j’ai rejoint mon cousin dehors et il m’a raconté, mais tout le monde était déjà rentré. J’aurais bien aimé y être, parce que tout le quartier y était.
Faire attention à la police
À la Cerisaie, déjà que les gens avaient une mauvaise image de la police, alors ça n’a pas amélioré les choses. Les policiers, on les voit passer sur la route devant notre bâtiment. Parfois même, ils contrôlent des jeunes, et si tu n’as pas ta carte d’identité, ils t’embarquent. Ça arrive souvent aux 2005. Moi aussi, ça m’est déjà arrivé alors que je ne suis qu’un 2008. J’étais au parc avec mes potes et on a croisé la Nationale, ils se sont arrêtés et ils nous ont demandé si on avait nos cartes d’identité. Je leur ai montré et c’est passé. Mais je n’ai pas trouvé ça normal de me faire contrôler alors que je n’avais rien fait et qu’en plus je suis jeune. Une autre fois, ils m’ont trop mal parlé : « Rentre chez toi, p’tit con ! »
Dans le quartier, tous les parents disent à leurs enfants de faire attention à la police. Ils doivent être marqués par l’histoire d’Ibrah. En plus, il n’y a pas eu que lui. À Villiers, il y en avait déjà eu deux autres, Mouhsin et Laramy. Ils avaient 15 et 16 ans. Ils sont morts en 2007 quand leur moto s’est fait percutée par une voiture de police. Ça avait déclenché des émeutes dans le quartier. C’était un an avant que je naisse. Ça veut dire que j’ai toujours grandi avec ça dans la tête : l’idée que des jeunes pouvaient mourir alors qu’ils ne sont même pas devenus adultes.
À force de contrôles et de patrouilles, de nombreuses et nombreux habitant·es de quartiers populaires connaissent la police par cœur. Dans notre série, cinq jeunes racontent ce qui se cache derrière cette apparente proximité : un rapport de force qui vire parfois à l’affrontement.
Encore aujourd’hui, tous les jours pour venir au collège, je repasse devant le poteau où Ibrahima est mort. Pour l’éviter, faudrait que je fasse un grand tour, mais j’ai la flemme. Du coup, c’est sûr que j’y repense. En plus, il y a une plaque avec son nom et la date, juste à côté : « À la mémoire d’Ibrahim Bah “Ibo”. 29 octobre 1996 – 6 octobre 2019 ». Le poteau a été recouvert d’une plaque en métal comme pour cacher les traces de l’accident, mais le quartier, lui, il n’oublie pas.
Ibra, 14 ans, collégien, Villiers-le-Bel
Crédit photo Hans Lucas // © Hermann Click – Manifestant demandant la vérité suite à la mort d’Ibrahima Bah, le 16 janvier 2021 à Paris.
La mort d’Ibrahima Bah
Le 6 octobre 2019 vers 17 heures, trois fourgons de police sont à l’arrêt dans les rues de Villiers-le-Bel. Lorsqu’Ibrahima Bah passe en motocross, l’un des véhicules redémarre et se place au milieu de la route. Ibrahima fait une embardée sur le trottoir pour éviter les policiers, et sa moto heurte un poteau. Ibrahima est mort à l’hôpital une heure trente après l’accident. Il avait 22 ans.
Le 14 février dernier, les trois policiers impliqués ont été placés sous le statut de « témoin assisté », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas été mis en examen : ils ne peuvent pas être placés sous contrôle judiciaire ou en détention provisoire, et ils ont accès au dossier de l’enquête.
Depuis 2019, la famille de la victime et certain·es témoins de la scène tentent de prouver que les policiers ont reculé intentionnellement pour barrer la route à Ibrahima. D’après l’enquête, les caméras de surveillance n’ont pas filmé la scène.
Lors de plusieurs marches, des centaines d’habitant·es de Villiers-le-Bel ont rendu hommage au jeune homme, et ont demandé le visionnage des caméras. Pour beaucoup, l’histoire d’Ibrahima fait écho à la mort de Mouhsin et de Laramy, dont la moto a été percutée par une voiture de police, en 2007. Ce drame avait déclenché des grosses émeutes à Villiers-le-Bel, et a marqué l’histoire de la ville.