Les enfants clandestins
Nous sommes venus à Mayotte parce que nos parents voulaient une meilleure vie. Une vie où l’on peut avoir une vraie maison, un travail et de la nourriture dans l’assiette. Nous avons quitté les Comores ou Madagascar pour cela.
Du chemin pour venir, on se souvient du kwassa, la barque dont la résine de bois collait aux doigts et sur laquelle nous étions 25, 30 ou 50 passagers qui avaient l’air tristes. Il y avait des malades, des femmes enceintes, quelques bébés et même des moutons ligotés qui criaient.
On a encore dans le nez l’odeur de l’essence qui donne mal à la tête, envie de vomir et parfois des vertiges. Il y avait aussi, sur le bateau, l’odeur de l’urine, car tout le monde est obligé de pisser à bord.
Le kwassa ou l’épreuve de l’océan Indien
On a tous vu, au milieu de la mer, le pilote tirer sur la ficelle parce que le moteur s’était arrêté d’un coup. C’était le seul moment de silence, parce que le moteur fait plus de bruit que celui d’une voiture et qu’il ne s’arrête jamais, sauf quand on croit que la police aux frontières approche.
Pendant tout le voyage, on n’entend que le bruit du moteur, car le pilote nous dit qu’on n’a pas le droit de parler. De toute façon, on n’a pas envie de parler. On a peur. Il y en a qui prient et qui bougent leurs lèvres aussi sèches que pendant le ramadan pour dire des sourates. Autour de nous, il y a la mer, rien que la mer. Parfois une baleine ou des poissons volants et des vagues hautes comme une maison qui sifflent et explosent comme des bombes.
Certains d’entre nous sont restés deux jours assis sans bouger avec l’envie de dormir, la faim dans la bouche, le ventre qui fait mal, l’interdiction d’allumer son téléphone et des crampes qui viennent à force d’être immobile et d’avoir peur.
Quand, au bout du voyage, nous avons vu Mayotte, nous nous sommes approchés de la plage et le pilote nous a dit : « On sort vite ! », pour que nous sautions à l’eau. Tous, nous nous sommes dit dans notre cœur : « Al hamdoulilah, Dieu merci », quand nous nous sommes retrouvés à l’abri des arbres. Le plus dur était passé. Nous avions traversé la mer et débarqué à Mayotte.
Soulagement et retrouvailles
Quand on retrouve nos parents ou nos tontons et tatas, c’est la joie qui vient. La joie dans les yeux et la joie sur les lèvres. On se serre fort dans les bras – très fort, même. Tout le monde prend soin de nous le jour de notre arrivée.
De ce moment-là, on se souvient du goût de la banane ou des saucisses frites, d’entendre une langue étrangère à la télévision, du ventilateur qui donne de l’air frais, de la télécommande qui fait marcher la télé, de la photo de famille accrochée au mur, d’une maison décorée avec des miroirs et de l’odeur du savon sur les draps propres dans le lit à ressorts où on s’est couché pour se reposer du voyage.
On se souvient tous que ce soir-là, quand on a fermé les yeux, on avait l’impression que le lit bougeait. Comme le kwassa sur lequel on avait fait le voyage. Le lendemain, on allait commencer une nouvelle vie, mais on n’y pensait pas encore. Une vie sans papiers, mais une vie meilleure quand même.
Ici, on a trouvé de nouveaux amis, un vélo, des ballons, de jolis vêtements pas déchirés, des chaussures fermées, des téléphones et des connexions wifi. Chaque matin, on voit les enfants des autres maisons qui partent au collège. Et nous, on espère une place. En attendant, on a des vies d’enfants clandestins.
Haloua, Arleti, Yasna, Hadj, Christiano, Soillah et Houdaidine, 14 et 15 ans, Mayotte
Crédit photo Hans Lucas // © Ophelie Vinot – Photo issue de la série « Mayotte mise à l’arrêt – La barge ». Mamoudzou, le 18 février 2024.
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