Shaï T. 04/10/2022

Mon label m’a collé une étiquette

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Grâce à ses freestyles sur les réseaux, Shaï a intégré un label de musique à 16 ans. Mais il a perdu sa liberté artistique.

Je fais du rap depuis quatre ans. J’ai très vite été plongé dans cet univers car je suis entouré de gens qui pratiquent aussi ; des gens que j’ai rencontrés en open mic ou encore ceux avec qui nos chemins se sont croisés. Ce sont mes amis avec qui j’ai commencé.

Vers la fin de la troisième, j’ai commencé à poster mes premiers freestyles sur Insta et j’ai eu la chance que tout se passe bien. La plupart des gens de mon collège me trouvaient bons et personne ne se moquait de moi. Peut-être aussi parce que j’étais sûr de moi.

Pendant le premier confinement, j’ai été très productif, jusqu’à être reposté par Feuneu sur ses réseaux, ce qui a fait que beaucoup de labels m’ont repéré. Les labels, ce sont des entreprises qui produisent des artistes pour essayer de les faire signer en maison de disques. Et moi, dans ma naïveté, j’ai accepté de signer dans le premier à 16 ans, sans vraiment savoir ce que ça impliquait. J’étais juste content à l’idée que quelqu’un prenne au sérieux ce que je faisais et fasse, en quelque sorte, un pari sur moi.

Je suis devenu un pantin du label

Dès le premier échange avec mes parents, ils leur ont vendu du rêve pour qu’ils acceptent. On aurait dit qu’ils voulaient faire de moi le prochain Michael Jackson : « Il pourra plus sortir du lycée sans que des filles viennent le chercher. » Ils racontaient qu’en quelques mois ils allaient me transformer en star de la musique. Je trouvais ça absurde, mais je voulais un peu y croire quand même.

Très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout comme j’imaginais. En fait, je n’avais aucune liberté musicale et aucun droit sur mon image. Je suis devenu un pantin. Le premier son que j’ai fait, on m’a imposé une instru et j’ai galéré à écrire dessus. Je me suis pris la tête pendant plusieurs heures, elle ne m’allait pas du tout, ce n’était pas mon style. Au final, au studio, l’ingé son m’a dit que mon texte n’allait pas et que je disais trop de trucs. Alors, ils l’ont découpé et transformé.

Ils m’ont collé une étiquette

Ils ont rajouté des trucs que je n’aurais jamais dit, que je trouvais complètement ridicule ou qui étaient tout simplement faux. Du genre : « Mon meus (sperme) c’est du tonic. » Alors que mes parents et toute ma famille allaient forcément écouter la musique. Ou encore : « Il y a les keufs on s’enfuit, j’lève la bécane en L. » Ça me faisait juste passer pour un bandeur de cité qui veut faire le bandit.

Sans parler du refrain pire que ridicule qu’on me chante encore aujourd’hui. C’était juste deux phrases qui ne veulent rien dire et qui se répètent sans cesse. Même le rythme utilisé était simple et ennuyeux. Je pense qu’ils faisaient ça parce qu’ils cherchaient à faire quelque chose de commercial, très simple, et qui reste en tête.

Le prix à payer

En tout cas, c’était la première fois que je ressentais une fatigue mentale aussi forte en studio. J’avais travaillé des heures pour faire un bon truc, j’avais fait une heure et demie de trajet, pour qu’on me ridiculise dans mon propre texte… Ça m’a découragé de fou. Après ça, j’avais envie d’arrêter, alors j’en ai parlé à mon manager. Il m’a endormi en me racontant que c’était normal que je ressente ça, que c’était le début et que je m’y ferais avec le temps. Je n’ai rien dit, et on a tourné le clip.

Ma mère me disait souvent que si je voulais arrêter, elle m’aiderait et lui en parlerait pour qu’on rompe le contrat. Mais je m’efforçais de m’accrocher à des choses fausses. Je me disais que la censure était le prix à payer pour partager ma vraie musique après. Avec le recul, je me dis que ça aurait été impossible. Une fois qu’un style s’est imposé, il ne peut plus changer. Picasso ne s’est jamais mis du jour au lendemain à faire des peintures d’un autre style que le sien.

Je ne pense pas qu’ils essayaient de profiter de moi, simplement on avait des visions trop différentes de la musique sur le plan du style et de l’élaboration. Le fait que je sois jeune, que je me laisse faire et que je continue de croire en des trucs qui n’arriveraient pas, bah ça faisait que ma vision des choses était écrasée par la leur.

J’appartenais au label

Ça a duré comme ça pendant un an et demi. Après ça, un nouvel artiste est arrivé dans le label. Je le trouvais super fort, et encore aujourd’hui d’ailleurs. Il a vite commencé à marcher et du coup le label a commencé à me laisser de côté. Au début, mon manager faisait attention à bien me préciser que c’était son moment et qu’il fallait qu’il saisisse sa chance. Ça ne me dérangeait pas du tout, je trouvais qu’il méritait son succès.

J’étais de plus en plus mis de côté, au point que des fois on ne me répondait même pas par message. Ce qui m’a le plus dérangé, c’est que j’étais bloqué. Mon image leur appartenait et je ne pouvais pas vraiment fonctionner seul en totale liberté. Par exemple, je ne pouvais pas poster autant de freestyles sur Insta que je voulais, je devais d’abord leur envoyer pour qu’ils valident. Ou alors, je ne pouvais pas décider moi-même de sortir un vrai son sur YouTube.

On m’a proposé des interviews, mais comme ils étaient occupés avec l’autre artiste, ils ne pouvaient pas gérer ça et ils ne me laissaient pas m’en occuper moi-même. Je n’avais pas le droit de faire des sons avec mes potes. Au final, être mis de côté me dérangeait pour une question de dépendance et de liberté restreinte.

J’en ai tiré que du bon

C’est là que j’ai décidé de leur dire que je voulais rompre le contrat. Ça a été étrangement facile. Ils m’ont expliqué qu’ils y pensaient aussi, parce qu’ils sentaient que ça ne marchait pas au niveau de l’entente musicale entre nous. On peut dire qu’ils prévoyaient de me jeter au moment où ça marcherait avec l’autre artiste. Mais je m’en foutais des raisons. Moi, j’étais juste content d’enfin pouvoir faire tout ce que je voulais. Ils m’ont dit de mettre le contrat dans une déchiqueteuse. Je ne m’y connais pas, mais on est censés signer une rupture de contrat, si je ne me trompe pas. Ça voulait peut-être dire que le contrat était faux depuis le début, je n’en sais rien. Mais ça n’avait aucune importance pour moi. C’était fini et je n’avais plus rien à leur dire.

Je continue toujours de faire de la musique et je pense que j’ai tiré que du bon de cette expérience. J’ai appris énormément de choses sur le marketing de la musique et ce qui va avec. Et je peux aussi dire sur Parcoursup que j’ai déjà signé un contrat avec un label, ça aide beaucoup.

Une musique bien à moi

Au niveau musical, j’ai tout repris de zéro. Ça m’arrive d’utiliser des choses que j’ai apprises avec eux, mais à ma façon. J’essaie un peu de me décoller de l’image que tout le monde avait de moi, même si c’est dur. Il y a encore des gens qui m’abordent dans ma ville, ou même au lycée, en disant qu’ils kiffent ce que je fais, mais ils parlent de l’époque où j’étais avec mon label.

Depuis la primaire, Mohammed écrit des textes de rap. L’amour de la musique l’aide à affronter ses soucis et la vie en foyer.
Miniature de l'article "Je rappe depuis que je suis petit et ça me fait du bien !" Un jeune homme rappe sur une scène en extérieur, micro à la main.

Avec les gens de mon ancien label, on ne parle pas, mais on n’est pas non plus en mauvais termes ou quoi. Je n’ai jamais senti de mauvaises intentions venant d’eux et, de mon côté, je ne m’affirmais pas assez.

Depuis, je préfère éviter d’aller en label pour le moment. Pas du tout par méfiance, mais plutôt parce que je sais que si je n’ai pas déjà quelque chose de construit et bien à moi dans ma musique, on va forcément chercher à m’en trouver, et c’est normal. Je préfère prendre mon temps, et je ne suis pas stressé pour l’avenir. Je crois en moi.

Shaï, 18 ans, lycéen, Argenteuil

Crédit photo Unsplash // CC Gordon Cowie

 

 

Quand les rappeurs refusent de se vendre

Un label, c’est une société chargée de produire des artistes. S’il en existe des milliers, ils appartiennent en majorité aux mêmes majors de l’industrie musicale : Universal, Sony et Warner. À elles trois, ces très grandes entreprises se partagent 70 % des parts de marché.

Bosser « en indé »

Mais, dans le rap, signer chez les grandes sociétés n’est pas très bien vu, surtout si on veut éviter l’étiquette « commerciale ». C’est pour ça qu’être indépendant·e est devenu une revendication, comme dans les textes de PNL, Alpha Wann, Kery James, ou Booba. Avec son groupe Lunatic, B2O a d’ailleurs sorti un des premiers albums de rap devenu disque d’or sans l’appui d’une grande maison de disques.

Une affaire de famille

Pour s’affranchir des exigences des managers et des producteurs, plusieurs ont créé leur propre label. Deen Burbigo, SCH, Larry, Nekfeu ou PLK en ont même profité pour mettre leurs daron·nes à l’abri en les plaçant à la tête des entreprises.

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