Camille V. 18/06/2024

Pas handicapée aux yeux des autres

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Dans la rue, le métro, au supermarché, au musée, Camille, 34 ans, croise souvent quelqu’un qui met en doute sa situation de handicap. Une violence psychologique qui ajoute à la douleur et à la complexité de sa vie quotidienne.

Je m’assieds à une place libre. J’attrape ma jambe pour la croiser et maîtriser la trajectoire de mon pied paralysé et de son attelle. Malchance et offense impardonnable, j’effleure le pantalon de la femme en face de moi. Je m’excuse, elle souffle et me fusille du regard. Malchance encore, j’ai la colère facile aujourd’hui :

« Je suis handicapée, c’est pas la fin du monde.

– C’est sympa d’être handicapée quand on peut croiser les jambes.

– Vous vous moquez de moi ?

– Visiblement, c’est vous qui vous moquez de moi. »

Après, j’ai juré (beaucoup), tremblé (beaucoup aussi), et puis pleuré (un peu, mais pas devant la dame). Et je dois avouer que c’est un peu épuisant et rageant d’être perçue comme une privilégiée venue léser les passagers, et non comme une handicapée. Surtout quand ça fait dix ans.

J’ai 34 ans, je vis à Paris, j’ai un handicap psychique, invisible, et des handicaps physiques, visibles et invisibles. Le premier, un trouble bipolaire, m’a valu plusieurs tentatives de suicide, dont la dernière en 2014. Ayant choisi un mode opératoire supposément plus efficace mais pas garanti – la défenestration – j’en ai gardé pas mal de séquelles et ai ainsi pu ajouter le handicap physique à mon CV.

« Pimpée par une orthèse à la jambe droite »

Je me suis donc réveillée toute cassée, désormais armée d’un échafaudage en titane le long de ma colonne vertébrale bien fracassée, et dotée – conséquence sympathique – d’une paralysie partielle des membres inférieurs, d’un syndrome de la queue de cheval et de douleurs neuropathiques. J’ai été hospitalisée huit mois à Bouffémont : trois au lit, deux en fauteuil, et puis les nerfs ont coopéré, des muscles se sont réveillés. J’ai pu réapprendre à marcher et monter les escaliers, à ma manière. Je suis sortie bancale et douloureuse, avec encore des années de kiné, mais debout, soutenue par des béquilles et « pimpée » par une orthèse à la jambe droite. Celle qu’on appelle « un releveur », dans le milieu, que je glisse dans ma chaussure et qui s’occupe de maintenir mon pied encore paralysé à angle droit pour ne pas tomber à chaque pas. Il y a ensuite eu les bâtons de marche rapide (pas mon meilleur style), des cannes, et puis plus rien, hormis cet accessoire, une démarche atypique et des douleurs particulièrement vives en position statique.

J’ai osé espérer que tout cela, combiné à ma carte d’invalidité, suffirait à légitimer mes besoins. Pas du tout ! Je me doutais que ce ne serait pas parfait, mais pas à ce point. Je ne remplis pas les critères nécessaires pour être une handicapée aux yeux des autres. J’ai la chance de ne pas être en fauteuil, je suis encore un peu jeune, je suis active et je ne bave même pas. Du coup, tous les jours, quand je demande à m’asseoir dans les transports ou ne fais pas la queue au musée, ce sont des soupirs, des remarques, des regards mauvais et beaucoup de jugement.

On préfère fixer mon attelle, m’observer, se concentrer sur ma stabilité et feindre de ne pas me voir. On m’ignore quand je demande, on accepte en me faisant bien comprendre que ça fait chier, on me répond même parfois non. On me juge quand j’ose aller aux toilettes handicapées. On me regarde me débattre avec mon chat et ma valise dans les couloirs de Montparnasse. Je la laisse dans son sac en haut des escaliers. Je descends ma valise. Je remonte. Je descends le chat et je repars, dégoulinante de sueur, sous les regards inutiles.

Violence psychologique

Et puis, parfois, pour des anecdotes plus rigolotes, on sort de l’ordinaire, comme à l’entrée du centre Pompidou dédiée aux personnes handicapées et au personnel. À l’intérieur, personne, hormis un agent de sécurité et une collègue, le portique et moi, de trop visiblement. « Ah non, votre carte d’invalidité a expiré. » Je précise que je suis en attente de la nouvelle et, pointant mon attelle, qu’il peut aisément constater que le handicap, lui, n’a pas expiré. C’était sans compter sur le plâtre de la collègue : « Regardez, on pourrait croire qu’elle est handicapée, mais non, hahaha. » Mépris stratosphérique, je force le passage. Il crie et décide de me courser  – je ne peux pas courir – avant d’être rappelée à l’ordre par la fausse handicapée.

Même si tout ça fait des histoires à raconter, ça fait toujours aussi mal. C’est déjà assez difficile de vivre avec ses handicaps au quotidien, de se taper des rangées de marches dans les couloirs du métro, je me serais bien passée de la violence psychologique associée. J’ai donc dû développer plusieurs stratégies. Quand on me laisse m’asseoir, toujours remettre mon attelle en place pour que les gens la voient. Quand je vais au musée, ne jamais porter un pantalon large qui viendrait la cacher et exagérer ma boiterie (oui, ça se dit). Quand je mets des talons (oui, je peux), ne jamais demander à m’asseoir ou passer une file d’attente. Et, quand mon corps le permet, préférer attendre debout plutôt que de risquer une expérience désagréable.

Et bien sûr, not all people, mais si peu que je les remercie quatre fois et leur souhaite une bonne journée au point de les gêner (désolée). L’athée que je suis est même à deux doigts de leur lâcher un « que Dieu vous protège ». Si peu que, encore aujourd’hui, quand j’en suis capable et même si c’est douloureux, je cède ma place aux femmes enceintes et personnes âgées. Vraiment, y a pas de karma !

Camille, 34 ans, chômeuse en réflexion, Paris

Crédit photo Pexels // CC Liza Summer

 

Des handicaps, des approches, un validisme

La France compte plus de 12 millions de personnes en situation de handicap, selon le dernier panorama de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Tout comme Camille, autrice du texte ci-dessus, 80 % d’entre elles présentent des pathologies invisibles ou presque. La majorité de la population n’ayant pas conscience de ce chiffre et de la réalité du handicap, les besoins des personnes handicapées sont souvent incompris, voire niés. Cela les oblige à redoubler d’efforts pour faire comprendre leur situation.

Depuis le 20e siècle, l’approche la plus répandue du handicap en France est médicopratique. La personne handicapée est représentée comme limitée dans ses actions et sa participation à la vie citoyenne en raison de sa condition physique, sensorielle ou mentale. L’accent est placé sur la guérison de son corps, dissident, afin qu’il corresponde à une norme sociale majoritaire : celle de l’individu valide.

Dans les années 2000, deux lois renoncent à cette vision : la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées de 2005 et la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées, ratifiée par la France en 2010. Elles dessinent un modèle social valorisant la mise en place d’une société inclusive et adaptée à tous et toutes. Les problématiques d’accessibilité et d’accès à l’éducation sont alors de plus en plus présentes dans l’espace public et, de fait, dans l’imaginaire collectif.

Un grand nombre d’intellectuel·les et militant·es invitent à reconnaître la stigmatisation et les discriminations dont les personnes handicapées sont toujours victimes. Leurs objectifs ? Rendre plus justement compte de la réalité de leur quotidien et leur permettre un plein accès aux droits. Les Disability Studies, un champ d’études lié au handicap, émergent dans les années 1960 dans les pays anglosaxons et à partir de 1980 en France. Elles mettent en lumière les violences subies par cette catégorie de population dont les agressions verbales, comme c’est le cas dans l’article ci-dessus.

Le concept de validisme – ou capacitisme – voit d’ailleurs le jour. Il définit le système qui, faute de mettre en place une réelle inclusion des personnes handicapées, légitime et invisibilise les violences à leur égard dans les pays occidentaux. Le caractère ordinaire de ces discriminations ne les rend pas moins difficiles à vivre pour les personnes visées. En 2023, le handicap restait encore le premier motif de réclamations auprès du Défenseur des droits avec plus de 137 894 dépôts.

 

Pour aller plus loin, nous vous recommandons l’écoute du podcast « Conpassion », réalisé par Chiara Kahn, volontaire en service civique à la ZEP. Elle-même concernée par le handicap, elle a tendu le micro à d’autres personnes handicapées pour les inviter à raconter leur quotidien. Une excellente manière d’informer sur la réalité de leurs conditions. Bonne écoute !

 

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En situation de handicap, Oumar a été mal orienté. Depuis le lycée, il enchaîne les refus et les discriminations.

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