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Abdenour A. 20/03/2023

VIDÉO – Au quartier, les émotions c’est tabou

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Autour d'Abdenour, on se confie rarement sur ses problèmes quand on est un homme. Pour rester viril, pas question d'exprimer ses émotions.

Quand j’ai annoncé à des amis que j’avais pris rendez-vous chez le psy, ils m’ont dit : « T’es sah (sérieux) ? T’as pas besoin de ça, c’est un truc pour les sous-hommes. » Les normes du quartier, c’est d’être fort, viril, et de ne pas parler de ses émotions… chose qu’on ne peut pas faire quand on va au psy. Chez moi, c’est perçu comme un truc de fragile.

Je pense qu’ils ont dit ça car, chez nous, c’est tabou de parler de ses émotions. Je me rappelle leur avoir demandé pourquoi ils pensaient de la sorte. Ils m’ont répondu : « Faut pas se plaindre dans la vie » « C’est comme ça et c’est tout. »

Je me rappelle de la fois où j’ai attendu un ami en bas de chez lui pour sortir. Une fois descendu, j’ai remarqué qu’il avait les larmes aux yeux. J’ai essayé de demander pourquoi, mais il me répondait « Rien » à chaque fois, avant qu’il ne fonde littéralement en larmes. Il me répétait qu’il était inutile de forcer, qu’il ne dirait rien et que ce n’était pas son genre de raconter sa vie.

Il a quand même fini par m’expliquer qu’il avait des soucis familiaux, qu’il en avait marre et, au moment où il a commencé à m’en parler, il ne s’est pas arrêté. J’ai senti qu’il avait besoin de parler depuis longtemps, et que c’était le bon moment pour se lâcher.

Besoin de personne

Tous mes amis, même ceux qui n’avaient jamais eu de relation, affirmaient qu’ils ne feraient jamais confiance à une femme. Sans aucune raison. Peut-être parce qu’ils ont une mauvaise image de l’amour, qui s’oppose à la virilité qu’on a l’habitude de voir dans les quartiers.

Je me rappelle avoir eu une discussion avec eux sur l’amour, ils me disaient qu’ils n’avaient pas forcément besoin d’une femme plus tard. Je n’étais pas d’accord. C’était la fois de trop où ils voulaient se montrer comme des gens sans sentiments. Un ami a souligné le fait que, parce qu’il était né ici et qu’il avait connu quelques galères, il réfléchissait comme ça. Les problèmes qu’il avait eus pendant son jeune âge influaient fortement sur son « lui » d’aujourd’hui. Il n’avait jamais été aidé et ne voyait pas pourquoi il aurait besoin de quelqu’un pour les résoudre.

On a été confrontés presque au même type de problèmes et, pourtant, je ne pense pas comme ça. J’ai contesté en disant que chaque être humain, quel que soit son environnement, a besoin d’un être qui l’aime et qui lui apporte du soutien.

Il parlait sans tabous de ses émotions

J’étais tout le temps en questionnement. Pourquoi je ne peux pas parler de moi ? Pourquoi parler de ses émotions est un signe de faiblesse ? Pourquoi ils réfléchissent comme ça ? J’ai dû sortir de mon quartier pour trouver les réponses.

En 2017, je suis rentré au foyer, et j’ai compris que le problème ne venait pas de moi, mais d’eux. J’ai vu les gens de mon foyer parler aux éducateurs de manière posée et sans tabous. Ça m’a étonné dans un premier temps, mais je me suis rappelé que c’était juste normal de s’exprimer, de parler de ses émotions, de dire si ça va ou pas. Je me souviens d’un mec de mon âge qui parlait posément de ses problèmes de harcèlement de la part des autres jeunes du foyer, et j’étais surpris. Surpris qu’il parle sans qu’on ne le juge, de ne pas se prendre des réflexions ou de se faire traiter de faible parce qu’il parlait d’un sujet qu’il le touchait. Je l’enviais, car je n’avais jamais eu cette possibilité.

Exprimer son amour par la violence

Ce culte où on considère l’homme comme un être sans émotions est lié directement à la loi du plus fort dans nos quartiers. Cette loi où l’on doit prouver qu’on sait se battre, où l’on exprime son amour que pour son territoire (son quartier) par la violence, par la haine en le défendant des intrusions. On appelle ce phénomène « rixes » ou « descentes ».

Se battre pour un endroit où on est locataire, je trouvais ça bête, mais j’y prenais souvent part. Je me battais, parce que c’était cool de se défendre. C’était cool de montrer aux autres qu’on savait taper. Mais, au fond de moi, je n’étais pas moi-même, je ne me sentais pas à ma place. Je le faisais par « mode », et aussi par peur du jugement. On m’aurait dit que j’étais faible, que je ne savais pas me défendre.

À chaque fois, je leur disais : « Vous avez de la pitié quand vous frappez quelqu’un ? » Ils me disaient non. Moi, j’avais énormément de pitié. Mais la peur du jugement l’emportait. Je me rappelle de la fois ou j’ai frappé un mec du quartier d’à côté, je l’ai tellement frappé qu’il saignait de partout. Je me suis dit  : « Est-ce que c’est moi ? » Puis je l’ai lâché et lui ai dit de partir. Je suis rentré chez moi et je m’en suis voulu.

J’ai toujours des traces du passé

On peut retrouver ce phénomène de « loi du plus fort » dans l’industrie de la musique, qui m’a beaucoup influencé plus jeune. Avec mes amis, on écoutait des musiques qui prônent la violence mais on ne s’en rendait pas compte. C’était cool de ressembler à ses rappeurs préférés, à des gens connus, quitte à faire du mal aux autres.

Les potes de Marwan ont déjà été gravement blessés lors de descentes. Lui préfère rester en dehors des embrouilles… au risque de mettre en péril sa réputation. Un épisode de notre série « Grandir au risque des rixes ».

Capture d'écran du témoignage "les descentes, ce n'est pas pour moi". Dessin en couleur rosée. Jeune adossé au bout d'un tunnel, il regarde l'horizon à travers une grille.

Aujourd’hui, j’ai toujours des traces de ces moments passés. Même quand j’écris ce témoignage, j’ai de la retenue. Je ne veux pas passer pour un fragile, alors qu’en soi, il n’y a que les gens bêtes qui vont penser ça.

Abdenour, 18 ans, lycéen, Paris

Crédit photo Pexels // CC cottonbro

 

 

Vers la tendresse

Dans ce documentaire de 40 minutes, Alice Diop, réalisatrice originaire d’Aulnay-sous-Bois, interroge quatre jeunes de banlieue sur leur masculinité et leurs émotions.

Ce film, César 2017 du meilleur court-métrage, est très beau et surtout très pertinent, parce qu’il met enfin en lumière la place centrale que prend la virilité dans les quartiers.

Tu peux voir Vers la tendresse pour 2 euros sur la plateforme Tënk.

 

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