Lila C. 02/09/2022

Viol : pour ma mère, c’est moi la coupable

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Écrasée par le poids des traditions, Lila s'est sentie obligée de se marier avec son violeur. Sa mère a préféré couper les ponts avec elle.

Ma mère me disait : « Si tu sors en pleine nuit, un malheur va t’arriver, tu te feras agresser, tuer. » Pour elle, sortir la nuit quand on est une femme est inenvisageable.

J’avais 19 ans, je faisais confiance à mon petit ami que je connaissais depuis deux ans. C’était la fin des vacances d’été, il voulait me montrer la maison de son enfance avant que je ne retourne en France. Il était 22 heures quand nous sommes montés dans une voiture en auto-stop près d’une gare routière. On se tenait la main, j’étais amoureuse et je me sentais protégée. On a roulé pendant six heures et on est arrivés en pleine nuit dans une vieille maison. Il était 4 heures du matin, je ne distinguais presque rien, j’étais épuisée. Je me suis allongée pour m’endormir.

Ébranlée, terrifiée, meurtrie par la férocité de ce qui venait de se passer, je me suis débattue mais je n’ai pas hurlé ni appelé à l’aide, je n’y ai pas pensé. J’étais en état de choc. C’était ma première fois, c’était en septembre 2001. Pendant des années, j’ai gardé le silence. Je crois avoir fui mentalement parce que le besoin de m’exprimer sur ce viol ne s’est pas manifesté. C’était un événement à étouffer… pour survivre.

Le regard de ma famille

Cette nuit-là, ma vie a basculé. J’étais terrorisée, je ne pensais « que » à la perte de ma virginité. Cela m’a projetée dans un état mental que j’ai beaucoup de mal à qualifier. Je ne pensais plus, je me voyais disparaître en même temps que je sentais ma tête surchauffer. Tout mon corps m’étouffait et me brûlait, je ne croyais pas à ce qui venait de se produire. Je me suis sentie changer d’identité et de corps, je n’étais plus la même personne. Cette nuit-là, la violence était si extrême que mon instinct de survie s’est focalisé sur la perte de ma virginité, et a refoulé le viol.

Je me suis demandée comment expliquer à mes parents que je l’avais perdue, alors que ma tradition l’interdit en dehors du mariage. Ma mère était fermement attachée à cette tradition religieuse. Quel regard ma famille allait dorénavant porter sur moi ? J’avais peur et honte. Qu’allais-je devenir ? Seule et désemparée, je ne savais plus quoi faire. Je me suis sentie sale, naïve, coupable de lui avoir fait confiance, de l’avoir suivi. J’avais confiance en la vie mais je me suis sentie abandonnée.

Après ce viol je n’étais plus la même

J’ai vécu avec mon violeur dès le lendemain de l’agression. Je n’ai pas osé sortir. Et pour partir où ? J’étais effrayée. J’ai pensé que tout le monde allait me regarder avec mépris parce que je n’étais plus la même personne, parce que j’étais sale.

Cela s’est passé au Maroc dans une ville que je ne connaissais pas. Je n’avais pas de portable, pas de vêtement de rechange, pas d’argent pour m’acheter à manger ou pour prendre les transports. Je n’avais aucun contraceptif ni serviettes hygiéniques. J’étais terrorisée par le risque de tomber enceinte, je me lavais nerveusement après chaque rapport sexuel avec ce que j’avais à portée de main : de l’eau brûlante, du sel, du vinaigre, de l’eau de javel. Je croyais écarter le risque d’être enceinte, je l’ai seulement retardé. J’ai surtout abîmé mon corps. J’avais peur d’aller à la gendarmerie ou chez le médecin. Qu’allais-je leur dire ? J’avais peur qu’ils ne me croient pas et qu’ils me dénoncent.

Le mariage pour effacer l’horreur du viol

Au Maroc, les rapports sexuels en dehors du mariage sont moralement et légalement condamnés. Dans ce pays, tout me paraissait dorénavant hostile. Je me suis alors dissociée, je me suis construite une bulle psychique. Je me suis retranchée avec mon violeur dans cette vieille maison sans eau courante pendant six mois, jusqu’au mariage en 2002, puis je suis rentrée en France. Cela me paraît inconcevable aujourd’hui, mais le mariage était à cette époque pour moi la seule façon de réparer et de sortir de ce cauchemar. Après ce viol, j’ai cru que cela allait m’aider à effacer l’horreur et l’effroi. C’était la seule issue pour retrouver mon intégrité et mon honneur. Il n’en est rien. J’ai pourtant tenu, je me suis convaincue que je l’aimais et que j’avais peur qu’il me quitte. Le mariage a duré cinq ans, nous avons eu deux enfants. Je l’ai quitté.

« Ce qui t’est arrivé est de ta seule faute »

La première fois que j’ai parlé du viol, c’était en 2007, lors d’une dispute avec mon ex-mari, l’auteur. Je n’avais jamais osé lui en parler par crainte qu’il me quitte ou qu’il me frappe. J’étais dans une soumission totale, je m’étais mise en état de survie psychique et physique. Je faisais mécaniquement ce qu’il me demandait.

Il a nié l’agression avec une telle conviction que cela m’a profondément inhibée. J’ai douté de moi. Je n’ai plus parlé de ce viol pendant huit ans. En 2015, alors que je n’ai jamais été proche de ma mère, je me suis confiée à elle. Je voulais qu’elle cesse de me reprocher ce « choix » de m’être mariée, et par conséquent d’avoir volontairement gâché ma vie. J’ai en effet dû arrêter mes études pour élever mes enfants… Je voulais qu’elle comprenne que ce n’était pas un choix.

Je regrette de lui en avoir parlé. Elle a dit : « Ce qui t’est arrivé est de ta seule faute, tu l’as bien cherché, tu l’as bien mérité. » Elle n’a pas reconnu l’horreur que j’ai vécue cette nuit-là. Elle m’a renvoyé la faute et la culpabilité de ce crime.

Sortir souille la réputation de ma famille

Dans ma culture maghrébine, cette situation n’arrive qu’aux filles. Les garçons sont supposés être épargnés et leur culpabilité est rarement soulevée. Qui sont les agresseurs des filles considérées comme les victimes consentantes ? Les filles qui sortent la nuit sont des putains qui l’ont bien cherché et qui salissent la réputation de leur famille. Je suis devenue la putain qui a souillé la réputation de la sienne. Cela est aussi arrivé à ma tante maternelle.

Quand j’étais adolescente, ma mère me parlait souvent des filles qui cherchent leur indépendance et qui finissent par le payer très cher. Elle utilisait cette stratégie pour éloigner de moi toute velléité d’émancipation. En réalité, je sortais peu, j’avais beaucoup à faire entre mes responsabilités d’aînée d’une fratrie de quatre enfants, mes tâches domestiques quotidiennes et la pression à la réussite scolaire. Mon frère n’était soumis à aucune de ces obligations. Ma mère ne lui parlait pas de ces choses-là. Il avait une totale liberté de penser et de mouvement. Les photos de ses copines en maillot de bain accrochées sans complexe sur les murs de sa chambre en témoignaient.

Elle a demandé à mes sœurs de rompre le lien avec moi

Vingt ans après, la relation avec ma mère et mes sœurs s’est considérablement dégradée. Ma mère m’a rejetée. Pour elle, je suis la seule coupable et je ne mérite aucune empathie ni considération. Récemment, elle a explicitement demandé à mes sœurs (aujourd’hui adultes) de rompre le lien avec moi car j’aurais une influence négative sur elles. Selon elle, je les éloignerais de la religion, « de la voie droite ». Bien entendu, tout cela n’a aucun sens, mais le lien s’est brisé avec mes sœurs qui craignent d’être mises à l’écart, d’être maudites, comme moi.

J’ai donc construit ma vie malgré cette rupture familiale qui, peu à peu, a mis en exergue nos différences fondamentales. Je ne souhaite plus avoir de liens avec ma famille, devenue étrangère. Mais je ressens un profond manque de confiance, une faible estime personnelle, le sentiment de devoir constamment faire reconnaître ma valeur et ma dignité. Je reste aussi marquée par un rapport conflictuel avec ma sexualité. Une sexualité pas complètement assumée dans un corps pas complètement réapproprié. Je ne supporte pas la pitié et j’ai toujours fait en sorte de ne jamais, ou presque, montrer ma vulnérabilité, mais je regrette de n’avoir jamais osé porter plainte contre mon ex-mari. Aujourd’hui, ce crime est prescrit.

Ne pas reproduire l’expérience avec mes filles

Avec mes filles, malgré toutes les précautions que je prends, j’espère ne pas reproduire ce schéma familial. Je pense leur laisser le choix, l’expression est libre et encouragée. Leur valeur et leur dignité ne sont pas déterminées ou compromises par un événement tragique ou une désobéissance.

Longtemps après son viol, Coralie a eu le courage de réclamer justice. Un an après sa plainte, elle attend toujours des nouvelles du tribunal. Un article issu de notre série sur l’épreuve de la plainte après le viol.

Miniature de l'article issu de la série "Après le viol, l'épreuve de la plainte" "23 ans après, je porte plainte contre mon violeur".

Mes filles, bientôt majeures, sortent parfois en soirée et dorment chez leurs copines quand elles le souhaitent. J’ai du mal à les envisager, seules ou accompagnées, dans la rue en pleine nuit. Pendant que j’écris cela, je me rends compte que je suis rattrapée par mes propres peurs, la crainte qu’il leur arrive quelque chose, le sentiment qu’un jour je ne serai pas là pour les protéger. Parfois, j’ai l’impression d’entendre, avec stupeur, ma mère : « Si tu sors en pleine nuit, un malheur va t’arriver, tu te feras agresser, tuer. »

Lila, 39 ans, étudiante, Paris

Crédit photo Pexels // CC Masha Raymers

 

Les Français·es et les représentations sur le viol

27 % des Français·es estiment qu’un violeur est moins responsable si sa victime portait une jupe dans la rue.

31 % des Français·es estiment qu’un violeur est moins responsable s’il avait déjà eu des relations sexuelles avec sa victime.

39 % des Français·es estiment qu’un violeur est moins responsable si la victime a accepté d’aller seule chez lui.

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1 réaction

  1. Un texte plein de force et de résilience. Je suis très impressionnée par votre courage et par votre désir de ne pas reproduire avec vos filles ce que vous avez subi.

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