Ma vie en plusieurs langues
Avant même de rentrer à l’école maternelle, ma mère nous asseyait, moi et ma grande sœur, devant le journal de la veille, armées de surligneurs. Puis, elle nous donnait un mot. « Oui », « n’importe quoi », « enfin », « non », « aussi », « et », « bref », vous comprenez l’idée. Nous étions alors en mission : trouver le « mot du jour » le plus de fois possible, en le répétant dès qu’on le trouvait, pour avoir le journal le plus coloré. C’était mon jeu préféré. On le pratiquait surtout en anglais, vu que les journaux dans cette langue étaient les plus nombreux au Nigeria.
À la maison, on parle tous au moins trois langues. Le français, comme on vit en France ; l’anglais, car c’est l’espéranto du Nigeria qui permet la communication entre les différents groupes ethniques dont regorge le pays ; et le yoruba, la langue natale de mes parents que nous parlons dans le cadre familial.
On a plein de jeux comme celui des surligneurs. Aujourd’hui, je prends parfois mon petit frère et ma petite sœur, je leur donne un mot et leur demande de me le définir, traduire, épeler ou d’en deviner le sens. Ça me permet de leur transmettre à mon tour ce que mes parents m’ont appris : l’importance des mots et de ce qu’ils veulent dire.
Garder notre culture vivante
Étant donné que je suis née au Nigeria mais que j’ai grandi en France, il était important pour eux que je maîtrise au minimum ces trois langues. Et mes frères et sœurs aussi. C’était important pour notre futur d’abord, si on retourne au Nigeria ou si on veut pouvoir communiquer avec nos cousins qui vivent dans d’autres pays. Mais aussi pour garder notre culture vivante, dans des pays dans lesquels les Yorubas représentent une minorité.
Mes parents ont vite remarqué que les gens autour d’eux, en France et au Nigeria reléguaient au second plan leurs langues natales, et privilégiaient les langues européennes comme l’anglais et le français à cause de la mondialisation. Les parents préfèrent apprendre ces langues à leurs enfants. Conséquence : la plupart des gens de mon âge, avec lesquels je suis censée partager le yoruba, ne la comprennent plus. Pendant les fêtes, au Nigeria, quand je parle yoruba avec ma famille, les gens s’étonnent que je parle ma langue natale.
Pour mes parents, les langues comptent parmi les choses les plus essentielles pour que l’on construise nos identités : plus on élargit nos connaissances, plus on en sait sur le monde, et plus notre point de vue s’élargit. Pour moi, changer de langue signifie changer de monde car toute langue permet de voir le monde différemment, sous différents filtres.
Voir le monde en yoruba
Les genres et les pronoms par exemple, qui sont aujourd’hui sujets à débat dans les pays occidentaux, ne posent pas de problèmes au Nigeria. En yoruba, il n’y a pas de « il » ou de « elle », il y a juste le « o » (un tel). Les gens ne donnent pas autant de signification et de valeur au genre, c’est vraiment une notion sociétale, et le yoruba permet de voir les gens en tant qu’individu, tout simplement. En français, j’ai toujours du mal à savoir quel genre utiliser.
Dans la culture yoruba, il y a aussi une importance énorme pour le respect d’autrui, et c’est flagrant dans la langue. Mes amis en France sont toujours surpris quand ils apprennent que je « vouvoie » mes parents, mes grands-parents, mes grands frères et sœurs. En fait, c’est un langage plus formel pour s’adresser à eux, qui peut se comparer au vouvoiement français, mais ce n’est pas tout à fait ça. Bien évidemment, vu que je suis très têtue, il m’a fallu beaucoup de temps pour employer ce langage avec ma grande sœur.
On peut aussi saluer quelqu’un en train de faire quelque chose, en disant « e ku iṣẹ ». En saluant ainsi, c’est comme si nous prenions conscience de l’effort que cette personne met dans sa tâche. Je trouve ça d’ailleurs dommage qu’en français on ne puisse que dire « bonjour », et qu’on ne puisse pas juste aller voir une personne qu’on ne connaît pas pour lui dire « bon travail ». Cette langue est aussi remplie de sarcasmes donc le « e ku iṣẹ » peut se transformer en condescendance. On ne peut pas vraiment être susceptible quand on parle yoruba.
Des éponges à vocabulaire
Aujourd’hui, même si on parle au moins trois langues, on continue tous d’en apprendre d’autres. Ma mère comprend l’igbo et mon père l’arabe. Ma grande sœur apprend le coréen depuis 2020, car elle n’aimait pas ne pas comprendre ce que les gens disaient dans les séries coréennes, avec la montée en popularité de la K-pop et des dramas. À force de l’entendre, alors que je n’ai aucune envie particulière d’apprendre le coréen, je peux formuler quelques phrases.
Moi, j’apprends tout ce qui me passe par la main : de l’espagnol au russe (que j’apprends avec ma petite sœur) en passant par l’indonésien, l’arabe et l’ASL (la langue des signes américaine). Mais le fait d’être si polyvalente m’empêche d’avoir des bases solides et vu que je n’ai personne avec qui parler ces langues, je les oublie vite.
Et ma petite sœur, elle, est une éponge à vocabulaire. C’est la dernière de la famille. Elle apprend et comprend un peu de tout, car on se sert tous d’elle pour pratiquer nos langues.
Bisi, 18 ans, étudiante, Paris