Caissier, j’ai toute la France en rayon
Vendredi, 19 heures, place Clichy. J’arrive au taf avec un peu de retard, comme d’hab. Je me change en rapide, gilet rouge du caissier Auchan sur le dos. Je salue mes collègues et me dirige vers les caisses automatiques que je vais gérer jusqu’à la fermeture à minuit.
C’est un taf qui devait me rendre indépendant financièrement, mais il m’apporte autre chose : j’observe les gens qui font notre société.
BIP ! Le premier client que je remarque c’est un homme, la quarantaine, début de calvitie sur le devant, bottes de sécurité et veste de la mairie de Paris. Il n’a pas de panier mais une bonne bouteille de vodka et me lance comme à chaque fois : « C’est le week-end. » C’est son habitude après une semaine de taf : il se lâche. Comme la plupart des clients que je verrai ce soir.
Un discours automatique, comme les caisses du magasin
BIP ! BIP ! Je vois cette dame, la soixantaine, qui ressemble beaucoup à Liane Foly. Je parle avec elle avec un langage soutenu et aimable. Elle est surprise quand je lui dis que je viens du 93. Elle n’imaginait pas qu’il y ait « ce genre de jeune ». Je lui dis qu’il y a de tout dans les quartiers. Elle a un discours automatique comme les caisses du magasin.
Fin août 2019, un dimanche après-midi, le premier hypermarché de France sans caissières ouvrait. Alors, face à l’automatisation des grandes surfaces, elles font de la résistance. Un article La Croix.
BIP ! BIP ! BIP ! Pas le temps de poursuivre la conversation, un client a besoin de moi. Il a appuyé sur un bouton au hasard pour payer. C’est un phénomène que je vois beaucoup. Des personnes qui arrivent devant l’écran et qui sont totalement perdues. Pas parce que c’est compliqué, mais parce qu’ils ne savent pas lire. Mais ils le cachent en disant « Je suis fatigué » ou « Je n’ai pas vu. » Un prof m’a fait tilter en cours de pronostics en nous expliquant le pourcentage élevé d’analphabètes en France.
Auchan, c’est la France en miniature
« Chers clients, le magasin ferme ses portes dans quinze minutes, nous vous invitons à vous diriger vers les caisses, merci. » Bref, bientôt la fin et, comme souvent, une dispute éclate entre clients sur fond de racisme. « Pourquoi vous me parlez comme ça ? C’est parce que je suis arabe ? », crie un homme à un autre en agitant les bras comme au théâtre. Une dispute récurrente ; de même que ces regards de jugement lorsqu’une personne parle en arabe.
Soit « trop blanche » soit « trop arabe », Latifa se sent exclue des deux bords. Mais bien que son métissage soit fantasmé, elle est fière de ce mélange de cultures.
C’est enfin fini, soirée de fou. On ferme la grille, un mec fait du boucan dehors, bière à la main. C’est le sans-papier que je croise régulièrement dans le métro.
À Auchan, c’est la France en miniature. Et à la fin de ces soirées, quand je vois le ticket des inégalités de notre société, je me dis que la facture est plutôt salée.
Arona, 23 ans, étudiant, Bagnolet
Crédit photo Pexels // CC Jack Sparrow