Dans mon quartier, les filles n’ont pas le droit de cité
J’ai passé une grosse partie de ma vie dans une cité à Mantes-la-Jolie. Aux Physiciens (c’est le nom de la rue qui traverse la cité), mais tout le monde l’appelle Phyz. C’est un quartier que je décrirais comme « animé ». Il y a toujours du monde dehors, surtout en été ou les jours de marché. L’ambiance y est assez chaleureuse. Il y a une grande tour et autour plusieurs bâtiments, un parc et des écoles. Mais, dans les médias, mon quartier est surtout connu pour son ambiance explosive.
On le définit comme « chaud » à cause de certaines bavures policières qui font sa réputation. La dernière en date, c’est quand la police a mis à genoux plusieurs lycéens pendant un blocus en décembre 2018. Sinon, les médias en parlent régulièrement pour des altercations entre des jeunes et la police.
Mais, moi, ce qui me dérange le plus dans ce quartier, c’est le peu de place laissée aux filles.
Ils tiennent les murs
Ici, les garçons se sont appropriés la place publique. Que ce soit sous les bâtiments ou dans la rue, ils considèrent ces lieux comme les leurs. Par exemple, la création du terme « teneurs de murs » pour désigner les jeunes qui restent sous les bâtiments toute la journée. Comme si, sans eux, les murs allaient tomber.
De plus, il est beaucoup plus courant de voir un groupe de garçons « traîner » devant les bâtiments qu’un groupe de filles. S’il y en a, c’est plus les après-midis, mais le soir, plus aucune trace des filles, à part pendant le ramadan pour se rendre à la mosquée. En tant que fille, je me sens assez gênée par la situation. À force ça devient étouffant de voir les garçons se sentir supérieurs en droits, et tout ça sans aucune raison valable.
Toutes petites dans la rue
« Une fille est censée être chez elle à partir de 18 heures, c’est sa place », ce sont les propos de certains garçons vieux jeu de mon collège. Les filles qui se déplacent un peu tard (19 ou 20 heures) dans les rues vont subir des regards et même des remarques. Et ensuite, elles seront mal vues par tout le quartier. C’est l’inconvénient majeur de la banlieue.
Depuis août 2019, des collages noir et blanc ont fait leur apparition dans les rues de Paris. À l’origine, l’objectif était de faire reconnaître les féminicides comme un problème de société. Aujourd’hui, les collages sont un outil de militantisme pour dénoncer toutes formes de violences sexistes et sexuelles, et un moyen de se réapproprier la rue et les espaces communs.
Personnellement, je n’ai jamais eu de remarques, peut-être parce qu’ils connaissent mes cousins. Mais certaines copines parlent de regards insistants. D’autres se sont déjà pris des réflexions violentes du genre : « Qu’est-ce que tu fais dans la rue, t’as vu l’heure ? Tu veux te faire violer ou quoi ? », ou encore : « Tu t’prends pour une caillera à sortir comme ça le soir ? »
Une fois, en fin d’année scolaire 2018, on est sorties manger dehors avec mon groupe de copines pour fêter la fin des cours. En allant au centre-ville dans un resto où on avait l’habitude de manger, on est passées devant les « blocs », les entrées de bâtiments. Là, j’ai ressenti ce malaise que toutes les filles connaissent quand elles passent devant un groupe de gars. Silence gênant. Du coup, on a toutes tendance à se faire plus petites pour éviter de se faire remarquer.
D’un côté les filles, de l’autre les gars
Je ne sais pas si c’est à cause de cette idéologie dans laquelle on a tous grandi : les filles avec les filles, les garçons avec les garçons. Je ne sais pas vraiment d’où ça vient, mais je sais qu’il y a toujours eu une concurrence entre ces deux genres. Par exemple, le jour de la rentrée en cinquième, la classe était séparée en deux : d’un côté les filles, de l’autre les gars. Ça a été comme instinctif, à partir du moment où on a eu le droit de s’asseoir où on voulait et que le plan de classe n’était plus imposé.
Au début, je ne me sentais pas normale de penser ça parce que tout le monde se plie à ces règles. C’est peut-être parce que, par rapport à mes copines, mes parents sont assez « différents ». J’ai appris récemment que les mamans de mes copines demandaient à leurs maris pour sortir et que, s’il était tard, le père pouvait refuser. Moi, j’ai toujours eu la vision de ma mère indépendante et si elle devait sortir elle prévenait juste mon père. D’ailleurs, comme ma mère n’aimait pas l’ambiance du quartier, on a fini par déménager il y trois ans dans une petite résidence à côté où il n’y a que des personnes âgées.
86 % des Françaises ont déjà subi du harcèlement de rue. Djery, 14 ans à l’époque, l’a appris à ses dépens lors d’une sortie en pleine journée. Face à son agresseur, elle n’a pas su comment réagir.
Je continue à me rendre fréquemment aux Phyz, mais à part quelques débats avec des amies, je n’ai pas vraiment poussé le sujet car beaucoup contredisent ce que j’avance. Alors j’essaie de m’adapter et de passer outre ma gêne. Ce qui est certain c’est que cette situation me rend chaque jour un peu plus casanière. Et me conforte dans l’idée de quitter un jour cette ville dans laquelle j’ai grandi pour trouver un endroit dans lequel je me sentirai partout à ma place, le matin, le soir et même la nuit.
Awa, 15 ans, collégienne, Mantes-la-Jolie
Crédit photo Pexels // CC hossein gholami
Top! quel regard et écriture déjà! Bravo pour cette force de caractère et cette lucidité Awa!