Irene R. 04/03/2022

1/2 On m’inventait des origines

tags :

Parce que ses parents ont dû fuir la guerre au Cambodge, Irène a été élevée dans le flou concernant ses racines. C’est une fois adulte qu’elle a découvert ses nombreuses origines.

« Irène, c’est bizarre, ta peau elle est pas jaune, elle est orange ! » Sur le coup, je n’ai pas su quoi répondre à ma camarade de classe. J’étais en CM1, j’avais 9 ans et, jusque-là, je croyais que ma peau était blanche. Ça m’a turlupiné toute la matinée. Cette petite remarque qui lui avait sûrement paru insignifiante a été profondément gravée dans ma mémoire ! Elle y est restée, jusqu’au jour où j’ai découvert ma véritable identité.

À midi, je suis rentrée chez moi. Je me suis installée dans ma chambre, près de la fenêtre, et j’ai commencé à regarder ma main au soleil. J’ai demandé à ma mère : « Maman, pourquoi notre peau, elle n’est pas blanche ? » La seule réponse à laquelle j’ai eu droit c’est : « Parce que. » Je ne comprenais pas, alors j’ai essayé de poser d’autres questions, comme celle de savoir si j’étais bien française d’origine chinoise. Ma mère m’a répondu que je n’étais pas chinoise. J’étais complètement perdue. En fait, j’avais toujours cru que j’étais blanche et d’origine chinoise. Je n’avais jamais fait le lien entre couleur de peau et origine ethnique.

Un nom à consonance vietnamienne

Au collège, la question que je redoutais le plus c’était : « Tu viens d’où ? » Comme je ne savais pas quoi répondre et que j’avais honte de ne pas savoir, je répondais un peu selon mon humeur. La plupart de mes camarades pensaient que j’étais d’origine vietnamienne. Et pendant un temps, moi aussi ! Le souci, c’est que mon nom de famille a l’air vietnamien. Sauf qu’en fait, ça aurait dû être un nom de famille chinois, mais il a été transcrit par un traducteur vietnamien à la vietnamienne. Même mon nom de famille se prend pour quelque chose qu’il n’est pas !

Après, comme j’étais persuadée d’être chinoise, j’ai cherché mon nom de famille dans le dictionnaire chinois-français. J’aurais voulu avoir un nom de famille standard, comme celui qui veut dire « roi », ou « forêt ». Mais non, les seules traductions que je trouvais, c’était « la Voie » (du taoïsme), « pirate » ou alors « couteau ». Je sentais bien qu’il me manquait des infos, mais je ne savais pas où les trouver.

Pour moi, c’est du chinois

Mes parents ne m’ont quasiment jamais parlé de leur jeunesse. Quand mon père m’a raconté son histoire pour la première fois, j’étais déjà en licence. On attendait le RER et il avait le regard fixé sur le quai d’en face. Il voulait devenir ingénieur en aéronautique au Cambodge. Mais, à cause de la guerre, toute la famille s’est réfugiée en France. Une fois ici, il a essayé d’intégrer une école d’ingénieurs, mais il fallait avoir la nationalité française, et il ne l’avait pas encore.

À la maison, mes parents parlent français et teochew, un dialecte chinois. Ça leur arrive de fondre les deux dans une même phrase. Quand j’allais chez mes grands-parents paternels, j’entendais du teochew, du cantonais (une autre langue chinoise) et parfois du vietnamien. Quand j’allais chez ma grand-mère maternelle, j’entendais surtout du teochew, et parfois du khmer. Mais, pour moi, toutes ces langues, c’était du chinois. Au sens propre comme au figuré. Je ne comprenais pas pourquoi je ne comprenais pas, parce qu’en plus j’apprenais le chinois mandarin tous les samedis !

Je ne me sens pas à ma place

Pendant très longtemps, j’ai eu l’impression de ne pas avoir le droit d’être moi. Je me suis longtemps sentie comme un paradoxe ambulant : je suis née et j’ai grandi en France, de parents naturalisés français. Sur ma carte d’identité, c’est écrit que je suis de nationalité française, née dans une ville française. Mon prénom est français, je me sens française et, pourtant, certains estiment que je ne suis pas « assez française ». Droit du sol, droit du sang, peu importe, pour eux, je suis chinoise. Où que je sois, on remet en question mes origines, ma nationalité, mon identité.

Où que j’aille, j’ai toujours l’impression de ne pas être à ma place. En France, on me prend pour une chinoise. À Taïwan, je me fonds dans le décor, mais je ne suis pas taïwanaise. Au Cambodge, on me prend pour une Coréenne. Et, en Thaïlande, les conducteurs de tuk-tuk sont persuadés que je suis thaï !

Je faisais semblant d’être coréenne ou japonaise

J’ai dû développer certaines stratégies pour être mieux accueillie. Par exemple, à Taïwan, j’ai remarqué que les Taïwanais étaient beaucoup plus sympas avec les étrangers. Du coup, je faisais semblant d’être coréenne ou japonaise en imitant leur accent et en reproduisant leurs gestes (mes colocs et voisines de palier dans le dortoir étaient soit japonaises, soit coréennes, donc ce n’était pas difficile). Ça marchait à tous les coups !

Si je ne le faisais pas, on me prenait pour une Taïwanaise un peu bizarre. Les gens n’arrivaient pas à comprendre pourquoi je ne les comprenais pas. Par contre, quand j’essayais d’être honnête, c’était toujours pareil : « Française ?! Tu es sûre ? Tu as l’air taïwanaise. Les Européens sont tous grands, blancs et blonds non ? » ; « Tu as été adoptée ? » ; « Ah ! Tes parents sont taïwanais, ils ont déménagé en France quand tu étais petite et maintenant tu es revenue pour faire des études, c’est ça ? » En gros, pour eux, je n’étais qu’une Taïwanaise qui rentrait au pays.

Un grand mélange de différentes origines

Finalement, c’est ma sœur aînée qui a fini par m’éclairer. Elle était venue me rendre visite pendant mon échange universitaire à Taïwan. Je m’en rappelle comme si c’était hier ! On déjeunait au restaurant. Entre deux xiao long bao [petits raviolis chinois cuits à la vapeur, ndlr], elle m’a sorti : « Mais tu savais pas ? Grand-mère était vietnamienne, et le papa de maman moitié chinois, moitié cambodgien. Et papa et maman sont nés au Cambodge. » J’ai posé mes baguettes. Tout était devenu plus clair.

Maintenant, quand on me demande d’où je viens, je réponds : « Je suis française, mais aussi un demi cambodgienne, un quart vietnamienne et un huitième chinoise. En fait, mes parents viennent du Cambodge, mais ma grand-mère paternelle était vietnamienne et mon grand-père maternel était sino-khmer. » Quand ma mère parle du Cambodge, elle évoque souvent la grandeur passée de ce royaume. C’était un pays riche et prospère : ils avaient tout, même des petits-beurre de LU. Et pourtant, mes parents ne veulent jamais y retourner. Je les comprends. Retourner dans le quartier où on a grandi, voir que tout a été défiguré, repenser aux bons souvenirs mais aussi aux choses qu’on aurait pu faire si la guerre n’avait pas éclaté, c’est comme remuer le couteau dans la blessure. La plupart des membres de la famille se sont réfugiés à l’étranger. On a perdu tout contact avec ceux qui sont restés au Cambodge. À leurs yeux, il n’y a plus rien là-bas.

Savoir d’où je viens, c’est essentiel

Parfois, j’ai pu sentir que mes parents ne voulaient pas parler de leur passé. C’était comme s’ils voulaient nous protéger, mes sœurs et moi, des malheurs du monde. Quand j’y repense, je me dis que ce jour-là, quand ma mère m’a dit qu’on était juste français, c’était peut-être aussi par peur qu’on lui retire sa nationalité française et qu’on la renvoie « chez elle ». Mais quand on a des parents dont le français n’est pas la langue maternelle, la communication c’est parfois compliqué, même s’ils parlent bien français. Quand ils ne savent plus comment dire en français, c’est plus facile pour eux de switcher en teochew.

En soi, je sais bien que connaître exactement ses origines ethniques, ce n’est pas essentiel. Les tests ADN « récréatifs », c’est à la mode en ce moment, mais c’est plutôt pour le fun. Pourtant, pour moi, savoir d’où je viens, c’est essentiel.

Le fait de savoir enfin, ça n’a pas changé grand-chose à mon quotidien, à part le fait que, maintenant, je peux répondre sans hésiter à la question qu’on va sûrement me poser toute ma vie. En découvrant mes origines, j’ai eu l’impression d’être plus proche de mes ancêtres, même si je ne les ai pas tous connus et que mes grands-parents sont décédés. Les origines ethniques, ce ne sont pas seulement des gènes sur un brin d’ADN, c’est aussi toute une histoire, de la culture, des traditions, des langues.

Je pense qu’au fond, j’ai longtemps rejeté mes différentes origines, parce que, à cause d’elles, je n’étais pas reconnue comme française et aussi, pour me défaire du poids de mon histoire familiale. Je voulais juste être française, un point c’est tout.

Irène, 25 ans, en recherche d’emploi, Torcy

Crédit photo Unsplash // CC Diane Serik

 

Le métissage

Ni d’ici, ni d’ailleurs

Venant du latin mixtus signifiant mélanger, le terme « métis » qualifie le plus souvent celles et ceux issu·e·s d’une union entre deux personnes d’origines différentes. L’autrice Leïla Slimani voit le métissage comme une « damnation » : « Le métis est condamné à ne pas savoir qui il est, ce sont les autres qui le lui disent. »

Objet de fétichisation

Le terme de métissage est né dans le contexte de l’esclavage et de la colonisation : il désignait les relations (interdites par le Code noir) entre colons européens et femmes réduites en esclavage. L’historien Jean-Luc Bonniol explique qu’aujourd’hui le métissage est devenu un objet de fétichisation. Perçues comme une « transgression de l’ordre racial existant » selon ses termes, les unions interraciales sont fantasmées et conçues comme des remèdes au racisme.

Le colorisme, nuances de racisme

Le colorisme est un concept sociologique qui désigne la distinction sociale de traitement entre une personne claire de peau et une personne à la peau plus sombre. Il existe aujourd’hui, partout dans le monde, des cosmétiques toxiques et nocifs pour s’éclaircir la peau. D’ici 2024, les profits issus de cette industrie pourraient atteindre 25 milliards d’euros à l’échelle mondiale.

Partager

1 réaction

  1. Un très beau témoignage ! Il parle d’un vrai sujet dont on ne parle pas souvent : trouver ses origines et les assumer. A avoir des origines asiatiques semblent si compliqué alors qu’au final, cela n’est pas un facteur qui nous définit.
    Merci encore pour ce témoignage !

Voir tous les commentaires

Commenter