Parole de prof 6/6 : « Pour mes collègues, je ne mérite pas mon poste »
Avant de devenir professeur, j’ai effectué beaucoup de stages en écoles maternelles et élémentaires, publiques et privées. Ces stages m’ont permis de rencontrer plusieurs professeurs, directeurs/trices, qui m’ont par la suite donné eux-mêmes des astuces, des conseils pour avancer au mieux dans ce métier. C’est grâce à ces observations, tout à fait hétéroclites, que je me suis décidée à passer le concours pour devenir professeur des écoles à l’Éducation nationale. Mais mon parcours ne m’a pas permis de me situer au même rang que ceux que j’avais observés, devenus ensuite mes collègues. Aux yeux des autres professeurs, je suis une « chanceuse ». C’est aujourd’hui ce qui est le plus difficile à supporter.
Après l’année de M1 où je cumulais les stages, la fac, la préparation du concours et le boulot étudiant pour payer mon loyer, et après l’année de M2 où j’ai été affectée en petite section sans avoir demandé de maternelle, où je suis tombée sur une PEMF (Professeur des Écoles Maître Formateur) bien décidée à me faire perdre toutes les moindres parcelles de confiance en moi et dans ce métier que j’avais, j’ai enfin découvert ce qui serait ma chance : le mouvement. Le mouvement, c’est à la fois le moment le plus redouté, mais aussi le plus attendu des profs. J’ai vite compris que ce serait ma chance et… mon fardeau.
Pour le décrire simplement, c’est ce qui nous permet de faire nos choix pour les écoles que l’on cherche à atteindre. C’est codé avec les pieds. Même si j’ai constaté quelques légers efforts l’année passée, c’est vraiment pas lisible : une plateforme has been, lente et peu claire qui, entre nos points et nos choix, trouve un moyen de nous placer quelque part… ou non.
Début 2017, j’ai préparé mon mouvement pour l’année 2017-2018. Après avoir longtemps discuté avec une amie directrice, elle m’a conseillé de passer ma certification de langue et de demander un poste allemand. C’était stratégique : elle m’a dit que je pouvais espérer avoir un poste définitif si je partais sur un poste fléché. Un poste fléché, c’est un poste réservé à des personnes qui ont une certification de langue. Du coup, on est pas en compétition sur la même ligne avec les autres professeurs. Et, après tout, je ne voyais pas trop pourquoi ne pas tenter. J’ai un bac européen allemand, une licence (certes inachevée) d’allemand, et j’avais donné des cours de cette langue pendant mes études.
Normalement, pour être ici, il faut 20 ans de carrière
C’est donc avec une certification passée à l’ESPE (École Supérieure du Professorat et de l’Éducation) que j’ai obtenu mon poste à titre définitif, un poste allemand fléché, dans une école très demandée, avec 0,33 points. Cette école, il fallait 24 points pour l’avoir, soit 20 enfants en bas âge et cinq ans de carrière… ou plutôt trois enfants en bas âge et 22 ans de carrière. Quand on considère la valeur du point, on comprend un peu mieux pourquoi mes collègues m’en voulaient à mon arrivée. On commence sa carrière avec 0,33 points et on gagne un point par année. Mes collègues, elles sont passées par ça, et elles ont attendu 20 ans pour avoir un poste correct. C’est vrai qu’au change, j’étais gagnante.
J’ai commencé à travailler dans mon école à 24 ans, alors que mes collègues, de même niveau de carrière, continuaient de peiner à la tâche. L’une sur un 4/4 temps (semaine séparée sur quatre classes) : lundi, mardi et un mercredi sur deux en CM1, jeudi en petite section, vendredi en CE1. L’autre affectée sur un mi-temps annualisé : quatre mois et demi avec des élèves, sans nouvelles du complément annuel. Sans nouvelles… jusqu’à deux jours avant la fin du remplacement, où les parents commençaient à s’impatienter… (à raison), et les enfants de demander : « Tu restes ?? » Elle était surtout restée trois mois sans nouvelles de la suite et de la collègue. Elle a fini par rester dans l’école, en l’apprenant le jour de la fin de son remplacement, et s’en est sentie chanceuse… L’année suivante, l’une des collègues a réussi à garder son CM1 à mi-temps, accompagné de deux nouveaux quarts temps, elle était contente.
Ces deux amies, elles représentent ce que tous mes collègues de même niveau vivent. C’est ça « avoir de la chance » à l’Éducation nationale : pouvoir rester un an consécutif dans un même niveau, ou retourner dans une école où l’on a déjà enseigné, alors qu’on est en début de carrière.
Pour les professeurs, je ne suis pas à ma place
Mais, moi, mon coup de chance, c’est aussi mon poids, mon fardeau. Comme je n’ai pas vécu ce que tous les profs « devraient » vivre, aux yeux des personnes qui ont peiné pour en arriver là où elles en sont, je ne suis pas méritante. Et oui, même aux profs, on a réussi à leur retourner si bien le cerveau, qu’au lieu de s’attaquer à quelque chose d’important (les conditions de travail des jeunes professeurs), on fait comme le petit pensant : on s’attaque aux autres autour de nous. On leur en veut. On râle et on les prend en grippe. Tout ce que je faisais, c’était toujours sujet à réflexion, à remise en question. C’était des petites réflexions de mes collègues, qui disaient que je ne méritais pas mon poste, qu’elles avaient essayé de faire rentrer des collègues dans l’école, mais que ça n’avait pas marché, etc.
« Parole de prof » est une série de six témoignages de jeunes enseignant.e.s. En primaire, au collège, au lycée, ils ont décidé de faire des vagues pour dénoncer leurs conditions de travail :
1/6 : « J’enchaîne les établissements et ça m’use »
2/6 : « Dans le 93, sans moyens comment on tient ? »
3/6 : « C’est toute la profession qui n’est plus respectée »
4/6 : « Au collège j’ai carrément un rôle d’éduc spé »
5/6 : « « Une carrière de fonctionnaire me rassurait mais je me plantais »
Alors, après trois ans dans la même école, une super école, des super élèves, de bonnes conditions, des projets toujours menés à bout, un épanouissement pédagogique et personnel toujours plus satisfaisant, bien au-delà de mes attentes, la chance que j’ai, elle est innommable. Mais est-il nécessaire d’avoir tous ses collègues, de l’âge de ses parents, à dos ? De faire son travail toute seule, toujours dans la crainte que le collègue dise « je te l’avais dit » de façon narquoise, infantilisante et surtout, tellement pleine de mépris ? Peut-être que ma chance devrait aussi être plus normale, et cette façon de voir les choses pourrait permettre à ceux qui critiquent cette chance d’arrêter de casser du sucre sur le dos de leurs semblables : les professeurs.
Zorah, 26 ans, enseignante, Paris
Credit photo Pexels // CC Fauxels
Merci pour votre expression « petit pensant » oui, il faut toujours faire des efforts pour penser plus loin, ça vaut le coup, et la lecture de la Zep est un bon outil. 🙂