2/2 Quitter la campagne, la culture du grand écart
J’ai des amis qui sont « cultivés » et d’autres qui le sont moins. J’ai des amis avec qui je peux parler d’art numérique, de street art, de cinéma indépendant… D’autres avec qui je me contente de parler du quotidien. Et pourtant, ce sont tous mes amis.
Mes parents ont toujours placé la culture au centre de mon éducation. Pas la culture qu’on étale pour impressionner, celle qui ouvre l’esprit. Celle qui sert à appuyer son propos, comme mon père aime le faire lors de ses longues tirades.
Pas besoin de venir d’un certain milieu social pour admirer Zac Efron
À 9 ans, ma famille a déménagé de l’Oise, région du nord de la France proche de Paris, pour s’installer en pleine campagne beaujolaise. Je n’ai jamais grandi en ville, mais me retrouver à ce point perdue entre les vignes et les vaches… c’était différent. À cet âge, je n’avais pas encore conscience des clivages culturels qu’il pouvait y avoir entre moi et mes camarades. À cet âge, on a les mêmes références. On regardait tous High School Musical par exemple, c’était LE film classique quand j’avais 10 ans. Pas besoin de venir d’un certain milieu social ou d’être initié à l’art pour admirer Zac Efron et connaître les chansons du film par cœur.
J’ai construit mon bagage culturel de mon côté, toujours stimulée par les adultes qui m’entouraient. Un voisin m’avait passé une clé USB contenant toutes sortes de films qui m’ont initiée au cinéma, de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov au Père Noël est une ordure de Jean-Marie Poiré. Le week-end, mes parents orchestraient des sorties culturelles en famille. Il fallait anticiper les vingt ou trente minutes de voiture, motiver mon frère et ma sœur pour sortir et, surtout, choisir entre les quelques musées pas trop loin lequel serait adapté à tout le monde. Je ne compte plus combien de fois nous avons visité le musée de la Bresse et la roche de Solutré. Ce genre d’activités n’arrivait pas trop souvent, parce que les musées nationaux gratuits pour les moins de 26 ans et les chaînes de cinéma qui proposent des tarifs réduits, il n’y en a pas à la campagne. Donc il faut avoir de l’argent pour se cultiver.
Je ne voulais pas passer pour la bourge qui va au musée
C’est en arrivant au lycée que j’ai commencé à vouloir échanger à propos de cette culture qui prenait de la place dans mon quotidien. Mon lycée, c’est un gros lycée de secteur. 1 500 élèves. Perdue au milieu de tous ces profils différents, l’accès à la culture s’est avéré être un facteur de distanciation sociale. Mes amis n’avaient pas forcément les mêmes centres d’intérêt que moi, pas les mêmes références. À la rentrée, quand venait le temps de se raconter nos vacances, j’écoutais d’abord leurs témoignages, puis je m’adaptais. S’ils ne parlaient que de soirées, de plage, de relations sociales, j’axais mon récit sur les mêmes sujets. Je savais que si je me lançais dans la critique d’un film ou d’une expérience de musée, je les perdrais. Je savais que je passerais pour la bourge qui va au musée, la privilégiée qui a accès à l’art, qui les snobe.
Le documentaire Adolescentes retrace la jeunesse de deux amies que tout oppose. Entre leur 14 à leur 18 ans, Emma et Anaïs ont grandi devant la caméra de Sébastien Lifshitz. Premières fois, orientation, perspectives… Le film raconte leur amitié à l’épreuve du temps qui passe.
Bien sûr, j’ai trouvé d’autres amis qui, comme moi, s’intéressent à la culture. C’est donc avec eux que je discutais de ce qui me passionne : le cinéma, la photo, la peinture… Mais j’ai toujours trouvé ça dommage de ne pas pouvoir échanger sur ces sujets culturels avec certains de mes amis proches.
En arrivant à Lyon pour faire mes études supérieures, c’était encore une autre histoire. Dans mon école privée, entourée d’étudiants qui ont vécu toute leur vie en ville, d’un milieu social plutôt élevé, je ne trouvais toujours pas ma place.
Dans mon village il n’y a qu’un tag : « Chirac Président »
Cette fois-ci, c’est moi qui passait pour la campagnarde en retard. Difficile de rester crédible quand on raconte sa visite du week-end au musée du compagnonnage de Romanèche-Thorins. Eux me parlaient de La Demeure du Chaos. Un « musée de demain », un lieu déstructuré rempli d’œuvres d’art contemporaines et de tags… Alors que dans mon village il n’y a qu’un tag : « Chirac Président ». Ça fait tout de suite moins rêver.
J’ai grandi avec cette question de l’accès à la culture en tête. Le manque d’infrastructures, l’éducation, le milieu social. Qu’est-ce que ça m’apporte la culture ? Qu’est-ce que c’est qu’être cultivé ? Qui suis-je pour en juger ? Le choc de découvrir qu’en ville, tout est plus près, plus varié, plus pratique m’a fait prendre conscience de ce clivage culturel qui impacte les relations. La force aussi d’avoir ouvert mon esprit, de ne pas avoir rangé mes amis dans la catégorie « pas intéressants » parce qu’ils n’ont pas les mêmes connaissances artistiques que moi. Le choix d’avoir conservé ces amitiés différentes, d’en avoir tiré autre chose. Je pense, par exemple, au témoignage d’une amie aide-soignante. En l’écoutant, j’ai compris ce que ça faisait de vivre auprès de personnes âgées, de côtoyer la maladie ou la mort, mieux qu’avec n’importe quel film ou documentaire. Aux côtés des ces amis, j’ai appris à m’adapter à toutes les personnalités, à tendre l’oreille à toutes les voix, tous les milieux sociaux, sans distinction, sans tenir compte du bagage culturel.
Maintenant, à 22 ans, je me demande si ces amitiés où je ne peux pas parler de tout tiendront. Je déménage à Paris cette année. Sans cette proximité de territoire, nos sujets de discussion seront peut-être trop éloignés. Si je choisis de m’orienter vers un métier culturel, tout mon quotidien sera axé sur la culture, peut-être alors serons-nous trop différents pour rester amis. Mon caractère adaptable, mon empathie et mon ouverture d’esprit resteront. Car avec eux, j’ai appris autrement qu’au musée ou au cinéma.
Héloïse, 22 ans, volontaire en service civique, Paris
Crédit photo Unsplash // CC Kevin Laminto
Merci pour ce témoignage, ça fait grave plaisir !
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