Jézabel H. 01/06/2021

2/2 Privilégiée, j’ai peur de reproduire les injustices sociales

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Jézabel a tout pour réussir. Elle est très consciente de ses privilèges, mais elle a peur de ne pas être à sa place.

Je suis en première année d’école d’ingénieurs et j’ai l’impression d’être privilégiée, de profiter du système. Un système où les étudiants des familles aisées comme la mienne ont accès aux grandes écoles, sans laisser de place aux autres. Je ne cautionne pas, mais j’en profite. Et cela me fait peur.

J’ai eu de la chance dans la vie : ma famille n’a pas de vrais problèmes d’argent et a pu subvenir à mes besoins. Mon papa est ingénieur dans l’environnement. Ma maman est ergothérapeute : elle s’occupe d’enfants en situation de légers handicaps et les aide à suivre leur cursus scolaire. J’ai eu une enfance joyeuse. Je n’ai manqué de rien, j’ai pu voyager, faire de la musique et du sport. J’ai pu m’épanouir.

Je suis reconnaissante envers ma famille bien sûr, mais cela me tracasse. Vu le milieu aisé dans lequel j’ai grandi, j’en suis là aujourd’hui principalement grâce à mes origines sociales. J’ai suivi un parcours général et scientifique au lycée, puis une classe préparatoire, et enfin une école d’ingénieurs. Le parcours qui m’était plus ou moins destiné, en m’interrogeant parfois, mais en faisant surtout confiance à mon entourage.

Je n’ai jamais été victime d’injustice et mon travail a toujours été récompensé. Mais j’ai découvert que ce n’était pas le cas de tout le monde.

La filière scientifique, simplement parce que je le pouvais

Au collège et au lycée, mes parents m’aidaient à faire mes devoirs et vérifiaient derrière moi. Certains élèves comme moi peuvent bénéficier de l’aide de leur famille lorsqu’ils en ont besoin.

Ensuite, on vit dans une société où les domaines réputés difficiles sont les matières scientifiques. Or, j’ai entendu énormément d’amis autour de moi dire qu’ils n’étaient « pas faits pour ça », que « c’était trop difficile » pour eux. Moi, au contraire, j’ai hésité à aller en filière littéraire ou économique, mais tous les adultes m’ont conseillée la filière scientifique. Simplement parce que moi, je le pouvais. Et que ça ouvrait plus de possibilités pour la suite.

Seulement 9 % des étudiant·e·s des grandes écoles sont issu·e·s de milieux défavorisés, selon le rapport de l’Institut des politiques publiques de janvier 2021. Dans le podcast Terrain Social, la doctorante Cécile Bonneau intervient sur les inégalités d’accès aux filières sélectives des grandes écoles.

L’argumentaire de mes parents, c’était de dire qu’aller en scientifique ne me fermerait pas les portes des études littéraires ou économiques. Alors que l’inverse n’était pas forcément vrai. La conseillère d’orientation était du même avis. Alors je leur ai fait confiance et ce choix m’allait bien, parce que j’aimais les maths. Ou plutôt, j’étais à l’aise en maths. Dans le même temps, j’avais peur de passer à côté d’autres connaissances qui m’intéressent plus comme la sociologie, les langues et l’histoire.

Ma professeure de maths de terminale m’a conseillée d’aller en classe préparatoire, tout comme mes parents et ma famille. L’argumentaire était toujours le même : si j’hésitais entre plusieurs filières d’études supérieures, la prépa m’offrirait plus de débouchés et « m’ouvrirait des portes ». Je les ai donc écoutés, vu que je ne savais pas vraiment quoi faire. J’ai donc été prise au lycée Berthollet à Annecy en prépa maths et physique, et c’est là que mes inquiétudes ont grandi.

Ma « chance », c’est mon origine sociale

En première année de prépa, je n’avais pas forcément les notes que j’espérais mais j’arrivais toujours à m’en sortir. J’ai été prise en classe étoilée en deuxième année, les classes où les meilleurs élèves préparent les concours les plus difficiles. J’avais été sélectionnée de justesse. J’avais l’impression de ne pas être à ma place, et d’avoir pris celle de camarades qui le méritaient plus.

En fin d’année, j’ai été prise à ma grande surprise dans une école prestigieuse : Centrale Marseille. Je n’y croyais pas. En comparant ma quantité de travail avec celle d’une amie, je trouvais cette réussite injuste. Elle avait travaillé avec une détermination sans limite. Et même si je sais que l’école qu’elle a obtenue aux concours lui plaît, ce n’était pas ce dont elle rêvait. À côté d’elle, j’ai eu l’impression d’être prise par chance. La seule explication que je trouvais à mes meilleurs résultats, c’était nos origines sociales différentes.

Je sais que je suis destinée à devenir cadre

Les classes prépa grouillent d’élèves qui sont préparés dès le plus jeune âge pour les concours. Ils obtiennent souvent les meilleures écoles, comme moi. Et c’est exactement ce système qui me dérange : dès le départ, nous n’avons pas tous la même chance de réussir et de faire ce qui nous plaît. Aujourd’hui, je sais que je suis dans une école qui nous forme à devenir des cadres. Donc je sais que j’alimente ces injustices qui me révoltent, du simple fait de ma présence à Centrale Marseille.

C’est pour cela que je participe à un programme de tutorat dans mon école. Avec d’autres étudiants, nous accompagnons des jeunes lycéens de quartiers défavorisés après les cours. Mais cela ne suffit pas. J’aimerais beaucoup m’engager plus concrètement pour l’égalité des chances, mais comment faire ? J’ai toujours peur que ma démarche, même de bonne volonté, me renforce dans ma position de privilégiée.

Jézabel, 20 ans, étudiante, Marseille

Crédit photo Unsplash // CC Jonathan Daniels

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