1/2 Moi à la cantine, eux au restau
J’ai grandi à Robespierre dans un quartier populaire de Montreuil. Les gens sont simples, pas très aisés, mais l’ambiance est familiale. La rue de Paris est remplie d’étals de brochettes de viande, de kebabs, d’épiceries et de coiffeurs collés les uns aux autres, sans parler des foyers maliens qu’on retrouve un peu partout dans le quartier.
Petite, je jouais avec les autres enfants au parc pendant que nos mamans nous surveillaient. On allait souvent les uns chez les autres après l’école. Aucune prise de tête, on ne se soucie pas des apparences ou des moyens des autres. On ne va pas forcément tout le temps en vacances, seulement de temps en temps en colo avec la mairie (mes meilleurs souvenirs). Nous n’étions pas les plus riches mais on kiffait et, surtout, nous avions de vraies valeurs, que ce soit le respect, la fraternité ou encore la loyauté.
De Montreuil à Saint-Mandé : le choc des cultures
Je vivais ma meilleure vie jusqu’au jour où mes parents décident de me scolariser pour mon entrée au collège à Saint-Mandé dans un établissement privé catho parce qu’ils considèrent que c’est mieux pour moi. Mon frère y est depuis deux ans et tout a l’air de relativement bien se passer pour lui, mais moi, je n’en ai pas du tout envie. Je ne me vois pas quitter ma ville, mon quartier, mon école et mes amis… Le choc est brutal et la déception énorme. Un choc des cultures. Deux mondes totalement opposés. Alors oui, Saint-Mandé, c’est une banlieue, mais les « banlieusards », ce sont ceux qui viennent d’un quartier populaire comme moi.
À l’école, c’est compliqué, je n’ai pas les codes mais je les apprends parce qu’il le faut. Les délires ne sont pas les mêmes, les jeux, les centres d’intérêt non plus. La manière de parler, les sujets de conversation sont différents.
À 11 ans, en sixième, je suis confrontée à la discrimination parce que je ne viens pas du même milieu, parce que le 93 et les quartiers populaires « c’est chaud » ou parce que je n’ai pas le dernier sac Vanessa Bruno, de doudoune Moncler, PJS, Canada Goose ou les dernières paires à la mode. Nous n’avons pas les mêmes moyens et on me fait comprendre que je ne suis pas à ma place. Je ne vais pas non plus à l’école en voiture, ni au ski, ma mère n’a pas de 4×4, je n’ai pas de portable. Je me sens clairement marginalisée et je sais que je ne suis pas ici « chez moi ».
Ayant grandi en quartier populaire, j’ai vu la différence entre eux et moi
Bon, je m’intègre malgré tout plutôt bien, j’ai des amis. Je m’entends bien avec les gens même si on ne vient pas du même milieu. En vrai, je n’ai pas vraiment le choix, je vais faire tout mon collège là-bas : c’est soit ça, soit je suis dans la merde.
Plusieurs fois, je veux inviter des amis chez moi et je suis souvent confrontée à des refus car leurs parents ne veulent pas que leurs enfants viennent à Montreuil parce que « c’est chaud », « c’est la rue », « c’est mal fréquenté », vraiment des conneries. Au début, je suis choquée, vexée, triste, puis au final j’arrête d’inviter. Quand je me fais inviter, là, je vois vraiment la différence entre eux et moi. Les surfaces des appartements, la déco très luxueuse, les équipements de la maison, les matières du mobilier, les grands jardins, les femmes de ménage sur place, les nourrices… Le fossé se creuse encore plus.
Comme je n’ai pas le dernier tél ou accessoire de marque, on me le fait ressentir et on me le rappelle par plein de petites remarques ou des moqueries. « Mais en fait toi tu n’as pas un sac de marque, et pourquoi tu as un sac à dos au lieu d’un sac à main ? T’es vraiment pas féminine » ; « Tu achètes tes habits au marché » ; « Mais toi, t’es pauvre en fait tu ne pars pas en vacances » ; « T’as pas d’argent donc tu manges à la cantine haha. » Parce qu’à midi, je ne peux pas manger tous les jours dehors comme mes camarades. Quel enfant de 11-12 ans mange tous les jours au resto ? Je suis, du coup, cantonnée à la cantine, mais pas de souci, je kiffe l’ambiance !
Jouer un rôle entre quartier populaire et quartier bourgeois
Je me sens hors d’un truc mais je ne le montre pas, il faut que je m’impose. J’arrive à m’entendre relativement bien avec tout le monde, les populaires, les nerds, les « bolosses », mais je n’ai pas de groupe à proprement parler, je vais un peu partout. Il faut savoir que je suis un peu un garçon manqué donc, clairement, je ne me laisse pas faire.
Pendant longtemps, je joue un rôle pour essayer de m’assimiler. Je déteste la plupart des gens et leur mentalité très superficielle, très fake, à faire des chichis pour rien, très richou, rien à voir avec moi et avec ce que j’avais connu avant le collège. Même si le collège de Saint-Mandé est « mieux », j’aurais préféré rester à Montreuil avec les miens.
Cependant, j’apprends beaucoup de choses, notamment à m’adapter à d’autres milieux. J’apprends à porter un masque. Ça m’a aidée par la suite.
Je suis une bonne actrice désormais
Après mon bac, je travaille dans une grande enseigne dans le 7e arrondissement de Paris. De retour chez les riches ! Cette fois-ci, ce n’est pas la même : là, je rencontre la vraie population aisée. Finis les gosses du collège ! J’ai affaire aux étrangers, aux célébrités, aux politiciens, des gens connus, le gratin ! Jouer un rôle et porter un masque pendant des années au collège me sert tellement à ce moment-là !
Ce masque est ancré en moi. Tous les jours, je le mets en sortant du métro. C’est ma deuxième nature. Malgré tout, je suis très heureuse, j’ai appris à m’adapter à une situation ou à une personne : je ne suis pas perdue lorsque je sors de ma ville, j’ai déjà les codes, je suis comme un poisson dans l’eau. Je suis une bonne actrice désormais, cela me fait rire.
Avec mes collègues, on vient pratiquement tous de banlieue, on en rigole clairement. Nous savons comment nous devons nous comporter mais, entre nous, on se fout de la gueule de certains clients !
Par la suite, je suis restée dans les quartiers riches. Je passe du 7e au 16e, pour un contrat de deux ans. Le quartier riche des vieux quoi. Bon, rien de bien différent, juste cette réalité qui me rappelle que je ne suis pas comme eux. Que je viens d’un quartier populaire. Mais ce n’est pas bien grave, pas besoin d’être pétée de thunes pour avoir de vraies valeurs et être une personne de qualité !
Grace, 23 ans, étudiante, Montreuil
Crédit photo Hans Lucas // © Romain Longieras
De l’école à la tombe : la lutte des classes, c’est toute la vie !
Personne ne joue avec les mêmes cartes
Si l’éducation n’aggrave pas les inégalités, elle les reproduit. Les chances de réussite scolaire et professionnelle ne sont pas égales selon le milieu d’où l’on vient. Un·e élève issu·e de milieu défavorisé a deux fois moins de chances d’aller au lycée, et les enfants d’ouvrier·e·s sont trois fois moins nombreux·euses que celles et ceux de cadres supérieur·e·s à poursuivre des études après le bac.
Classe moyenne, vraiment ?
Une grande majorité des Français·es se définissent comme appartenant à la « classe moyenne ». Mais cette auto-évaluation a ses limites : les classes populaires préfèrent utiliser ce terme qu’elles trouvent plus valorisantes. De l’autre côté, les plus riches ne se rendent pas toujours compte qu’ils et elles le sont. On peut parler de classe moyenne lorsque les revenus se situent, pour une personne seule, entre 1 265 euros et 2 275 euros par mois.
Quand les riches colonisent les quartiers populaires
Il arrive que des familles aisées emménagent dans les quartiers originellement pauvres. Leur présence fait monter le prix de l’immobilier, et les plus défavorisé·e·s n’ont plus les moyens de continuer à y vivre. Ce processus s’appelle la gentrification, et il est à l’œuvre dans toutes les grandes villes.