Clara L. 05/06/2020

Je suis éducatrice d’une jeunesse qui en est privée

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Je travaille dans un CHU pour mineurs isolés. Tous les jours, je suis confronté au courage de ces jeunes, à leurs espoirs et à leurs peurs.

« Clara, c’est ma jeunesse morte qui me rend triste. Je voudrais jouer au foot et aller à l’école. » Les yeux pleins de larmes sur le rebord de l’hôtel, il faisait beau ce jour-là.

L’hôtel ça fait chic comme ça, mais c’est moins glam que ça en a l’air. C’est l’endroit où le DEMIE (dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers) les oriente après qu’ils se soient présentés comme mineurs. Là où tout commence, ou plutôt où tout se poursuit après la traversée et les nuits dans les rues de Paris.

Je suis éducatrice spécialisée en hébergement d’urgence pour mineurs isolés étrangers. Je me demande : comment accompagner un jeune qui a vu ses frères mourir devant lui ? Et l’accompagner pour lui faire comprendre qu’il aura le droit d’aller à l’école et de jouer au foot sans culpabiliser ?

« Je me souviens de mes frères morts »

Zaid a été reconnu mineur. Il a 15 ans. Il adore les mots et les dictées difficiles. Il a été à l’école au Mali et ne fait quasiment aucune faute. Il adore les mots et il devra faire avec ses maux pour espérer avoir un avenir « normal ». Normal, c’est ne pas dormir dehors, avoir un travail, être amoureux… Mais cet avenir normal est un avenir hors normes pour eux.

En atelier d’écriture, il a écrit : « Je me souviens de mes frères morts » ; puis, il a posé le stylo. Il n’a plus bougé pendant quelques instants. Je lui ai demandé s’il voulait prendre l’air et parler. On est sorti et c’est là qu’il m’a dit, les yeux remplis d’eau : « C’est ma jeunesse morte qui me rend triste. »

En octobre 2019, les éducateurs de la cellule d’accompagnement des mineurs non accompagnés de la Seine-Saint-Denis faisaient grève. En manque de moyens et d’effectifs, ils ont raconté leur désarroi à Libération.


En tant qu’éduc, je suis rassurée de me dire que Zaid est un « RM », « Reconnu Mineur » dans notre jargon. Qu’il aura jusqu’à ses 18 ans le droit à une prise en charge par l’ASE (l’Aide Sociale à l’Enfance). Et que, en espérant le sésame d’or, il aura un contrat de jeune majeur permettant d’être pris en charge jusqu’à ses 21 ans. Il y a les RM, et il y a cette abréviation qu’on redoute : RF. Elle signifie « refusé ». Le jeune n’est alors pas considéré comme mineur et doit quitter le dispositif d’hébergement d’urgence. Retour à la rue. Il restera le recours, cette ultime chance, et là-dessus c’est le juge qui jugera.

Les mineurs isolés sont ma définition de la résilience

J’ai croisé une petite centaine de visages, écouté et accompagné au mieux ces jeunes dont on ne sait rien sauf ce qu’ils nous disent ; et quand ils disent, c’est déjà beaucoup. Ils sont d’une force inexplicable. J’ai croisé Karidja qui a mis des mots sur son viol. On apprendra quelques jours plus tard qu’elle est enceinte, excisée et porteuse du VIH. Elle a 15 ans. Ils sont la définition de la survie, et ma définition de la résilience.

C’était un soir, chambre 301 au troisième étage de l’hôtel. Quatre jeunes la partageaient. Un d’entre eux m’a dit : « Maintenant que je suis là, je vais m’en sortir, je vais me battre, et je vais y arriver. » C’était très cinématographique comme moment. Nous étions là, jeunes et éducs, un soir d’hiver, rideaux et fenêtre ouverts, dans le froid. Et au même étage dans l’immeuble d’en face, une femme et ses invités dans un immense appartement. Talons à la main, champagne sur la table. Elle vivait un moment de pure légèreté. C’est ça, le luxe. Les jeunes la regardaient et je me suis sentie gênée. Ils m’ont vue à leur tour regarder cette scène.

« Clara, on joue ? » « Vous voulez jouer à quoi ? » « Uno. »

J’aurais bien aimé sortir un truc poétique pour la fin, mais c’était bien ça leur jeu préféré. Le Uno. Ils y gagnent souvent à ce jeu-là. La vie, tu gagnes ou tu perds.

Pendant le confinement, la plupart des mineurs isolés ont été mis à l’abri, mais l’hébergement restait précaire. Léna, référente du pôle mineurs à Utopia 56, craint la remise à la rue des mineurs reconnus majeurs pendant la période de confinement.

Ils sont infimes ces moments de légèreté, mais ils tendent, je crois, à une possible liberté : ensemble, nous avons tenté de donner des respirations à l’urgence. En dix mois de regards, de bagarres, de sourires, de fous rires, de pleurs, de silences, j’ai juste reçu et donné, ce que j’ai pu.

 

Clara, 26 ans, salariée, Paris

Crédit photo Hans Lucas // © Anne-Charlotte Compan (série – Rouen : Aide sociale à la rue)

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