Dans les cuisines des beaux quartiers
La graille, c’est tout pour moi. J’ai appris à cuisiner à 13 ans parce que j’aime ça. Un truc banal. J’étais posé chez moi et j’avais la dalle. Ma mère était trop fatiguée pour cuisiner. Elle m’a dit : « Si tu veux manger, je te dis quoi faire et tu fais. » Elle m’a tout expliqué et j’ai tout appliqué. La recette ce jour-là, c’était de la daurade, je me rappelle bien. Je l’ai complètement cramée. Ma mère, quand elle a goûté, elle m’a dit que c’était tout pété. Ça puait dans l’appartement. Mais je n’ai pas lâché l’affaire. Quand elle était absente ou au travail, je me suis remis aux fourneaux. Ça me plaisait bien. Tellement qu’en seconde, je suis allé au lycée hôtelier Belliard, dans le 18e arrondissement, pour apprendre la gastronomie française.
Là, ma mère, elle n’a pas compris. Elle ne voulait pas que j’aille là-bas car j’avais les notes pour aller en général. Mais moi, j’ai tenu bon. C’est la cuisine qui m’intéressait, pas la filière générale. J’ai toujours aimé regarder des émissions comme Top Chef ou Cauchemar en cuisine. C’est surprenant car tu vois des amateurs qui font des vrais trucs. Moi aussi, je voulais apprendre ça.
Gastronomie française, sans piment
Au lycée Belliard, j’ai appris à dresser un plat. Dresser, ça veut dire rendre un plat joli. Ça permet aux chefs de se montrer créatifs. De modifier la façon dont les clients perçoivent la nourriture qu’ils mangent. J’ai appris de nouvelles façons de couper les légumes avec des noms gastronomiques comme la julienne. C’est quand tu coupes en bâtonnets de 1 mm d’épaisseur et de 4 à 5 cm de longueur. La mirepoix. Ça consiste à couper en cubes de 1 à 1,5 cm. Pas plus. La macédoine aussi, qui est une autre manière de couper en cubes, etc. On a fait de la pâtisserie vite fait aussi. La tarte au citron par exemple. C’est excellent ça.
Toutes ces recettes, c’est des classiques de la gastronomie française donc je les refais rarement à la maison. J’ai déjà fait tester des trucs à ma mère, genre un saumon avec une purée dressée, le truc propre. Ma mère a kiffé. À tel point qu’elle a pris le plat en photo pour l’envoyer à mon prof, qui a kiffé aussi. Pourtant, à la maison, on est plus nourriture congolaise. Ça n’a rien à voir avec la gastronomie française en termes de goût. Par exemple, on va surtout manger du pondu. C’est un plat de légumes avec des poivrons, des courgettes, des aubergines et du manioc. Chez nous, on met pas mal de piment dans nos plats. Mais, en France… il y a toutes les épices sauf celle-là. On trouve du thym, du laurier, des bouquets garnis, des clous de girofle… Par contre, ils ne mettent pas trop de sel.
Parler français en mode Molière
Avec cette école, j’ai aussi découvert le monde des restaurants gastronomiques. J’ai travaillé dans un restaurant à Opéra et un autre à Lamarck. La clientèle là-bas, elle a de la pierre. Les gens viennent en costard et en vestes longues. Dans le resto d’Opéra, je me souviens, en haut t’avais la cuisine et en bas les commis. Moi, je m’occupais des entrées et des plats. C’était l’organisation militaire. Tout devait être bien rangé. Le nom de chaque truc était écrit car fallait être rapide quand t’as plein de gens qui viennent. Je faisais du faux-filet grillé simple avec un peu de bouquet garni. Je m’appliquais, même si, on va pas se mentir, quand le client te renvoie le plat à cause de la cuisson c’est relou.
C’est bizarre de bosser dans les beaux quartiers. Tu sens que t’es en dehors de ton espace. On n’a pas le même langage. Eux, ils parlent français, mais français en mode Molière. Moi, j’étais obligé de changer ma manière de parler, sinon le chef allait me dire : « T’es pas dans la zone ici. » Faut être courtois. Puis, côté vêtements, tu peux venir en jean, mais pas en jean troué. Tu dois porter ton uniforme de restaurant tout le temps.
À Lamarck, je voyais que les gens ne venaient pas de mon milieu. Le chef était riche. C’était un resto de luxe, ça se voyait dans le bâtiment en mode escalier qui grince, tapis rouge carrément, façade en pierres sculptées. Ce n’est pas évident de se faire des potes, car les gens sont tous plus âgés. J’avais un ami, mais il faisait le con donc ils l’ont viré. Moi, je me tenais à carreau.
Rentrer dans le game de la gastro
Même si ces ambiances sont très différentes de là d’où je viens, ça ne me fait pas peur. J’aimerais bien travailler dans ce genre de restaurant à l’avenir. Et puis, ça paie bien. À terme, j’aimerais ouvrir mon propre restaurant. C’est important d’être son propre patron, mais toujours dans la gastronomie pour gagner plus d’argent. Je ferais éventuellement des petits mix entre la nourriture de mon pays et la nourriture française. J’ai déjà fait quelques petits essais avec le pondu, mais ça n’a pas marché, il y avait trop de sauce.
Au collège, Samantha a quitté son quartier populaire marseillais pour un quartier bourgeois. C’est comme si elle avait changé de pays.
Mon rêve c’est d’ouvrir plusieurs restos. De former des chefs et de ne plus avoir à bosser. Pour ça, va falloir que je trouve un autre lycée hôtelier. J’ai heureusement été viré de mon ancien lycée tout pété. Il n’avait qu’une ou deux étoiles alors que pour rentrer dans la cour des grands, faut au moins un trois étoiles.
Je vais tenter ma chance chez Guillaume Tirel ou Drouant. Ça, c’est des lycées hôteliers ! Le genre d’endroit où, quand tu en sors, dans le game de la cuisine, tu n’es pas considéré comme un petit rigolo.
Enzo, 17 ans, lycéen, Paris
Crédit photo Pexels // CC Sebastian Coman Photography
36 % des élèves de lycées pro ont des parents ouvrier·es, alors que les enfants de cadres ne sont que 7 % dans ces établissements.
Pourquoi une telle différence ?
La reproduction sociale joue un rôle, mais ce n’est pas tout… Ces filières sont très stigmatisées : c’est souvent le dernier choix, l’orientation subie. Et pour cause : les programmes de collège ne préparent qu’au lycée général et aux longues études.
Du coup, atterrir en lycée pro, c’est perçu comme un échec que les familles de CSP+ ne sont pas prêtes à accepter.