Ségolène M. 28/03/2024

2/4 Habiter son île, mais pas sa langue

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Contrainte par ses parents de ne pas parler créole, Ségolène a fini par le parler avec un accent français. D’abord moquée, elle raconte comment elle s’est défaite de la peur du ridicule pour se glisser dans la langue de son île.

Parler le créole, c’était impossible à la maison. Je me suis toujours exprimée en français. C’était le souhait, non, la règle que mes parents avaient imposée. Je serai élevée en français. Pas de négociation possible. C’était une question de statut, une façon de se faire valoir dans la société selon eux.

À Maurice, beaucoup pensent que parler créole c’est être dans la « sous classe ». Mes parents ne voulaient pas ça pour moi. Le français c’est la prestance, l’élégance, la richesse. La classe quoi, pas la sous classe !

J’habite à Eau Coulée, à Curepipe, dans un quartier ordinaire. Le français y a quelques inconvénients. Quand j’étais enfant, je n’osais pas aller dans les boutiques du coin, comme le font les autres. J’avais toujours trop peur que le boutiquier ne me comprenne pas et surtout qu’il me croie snob.

Un alien au collège

J’évitais la conversation à tout prix, même avec les voisins ou les gens que je rencontrais dans la rue. Je me tenais au strict minimum : « Bonjour, oui, non, merci, au revoir. »

Je pensais à ces gens qui se foutaient de moi quand je parlais créole à cause de mon accent français, qui se moquaient toujours quand je retournais vers le français. Ils me traitaient de « gran nwar », ça veut dire « tu te la pètes ».

Au collège, j’avais l’impression d’être un alien. Je fréquentais un établissement réservé aux filles tout près de chez moi. La plupart d’entre elles parlaient à peine un mot de français. Elles me disaient : « Tu es mauricienne ? » ; « Tu peux dire une phrase en créole ? »

Ces questions m’ont souvent blessée. Ça me mettait carrément en colère ! J’avais l’impression d’être une bête de foire, mais en même temps je les comprenais. Je vis à Maurice et je ne parle pas la langue locale. Mes parents parlent le créole entre eux, mais moi non. Finalement, je me sentais perdue entre deux fausses identités.  J’habitais mon île mais pas sa langue.

La fierté de mon père

Un jour, maman m’a dit qu’elle regrettait un peu de ne pas m’avoir laissée m’exprimer en créole. Elle disait que mon père et elle pensaient que je m’en sortirais mieux à l’école et dans la vie si j’étais meilleure en français que les autres. Si j’étais plus « présentable ».

Mon père, lui, ne me l’a jamais dit en face, mais je me souviens d’une pièce de théâtre que j’avais faite entièrement en créole. C’était la toute première fois qu’il m’entendait parler comme lui, dans ma langue natale et avec assurance. Et il a pleuré, caché derrière ses lunettes. Ma mère m’a confirmé qu’il a pleuré. J’étais aux anges bien sûr parce que mon père était si fier de moi qu’il a versé sa petite larme.

En y réfléchissant, j’ai réalisé : « Ah ! c’est parce que je parlais enfin en créole. » Je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir si petite, tellement déçue de moi-même, j’étais dégoutée de ce que j’étais et de ce que je n’étais pas. Cette pièce de théâtre était comme la catalyse d’une phase sombre de ma vie où je cherchais mon identité plus que jamais. Ça a bousculé cette peur qui était en moi. Peur d’être ridicule, qu’on se moque de moi si j’essayais de parler en créole.

La tête haute, le torse bombé

Doucement, j’ai laissé la Mauricienne en moi s’épanouir, sortir de ce cocon où elle somnolait, pour qu’elle prenne enfin un grand bol d’air frais. Mais est-ce que, quelque part, je ne me force pas à être mauricienne ? Si ça se trouve, je me mens à moi-même. Et cette partie de moi-même que j’adore aussi : le français, je ne veux pas la voir mourir. Je n’ai pas envie de me perdre.

J’ai gardé la tête haute, le torse bombé. J’ai fait de mon mieux pour ne flancher devant personne. Ne pas être ce qu’ils voulaient que je sois. Comme eux, comme tout le monde. Je me le suis plantée si profondément dans ma tête que quand ma sœur a commencé à parler le créole avec aisance, je ne savais plus où me mettre. Mais en même temps j’étais rassurée. Peut-être que moi aussi je pouvais essayer.

SÉRIE 3/4 – Jean-Jacques peut se piquer de connaître son île sur le bout des doigts. Avec un père apiculteur, il a appris à en contempler les beautés.

Illustration graphique. Un jeune homme à l'air triste lâche une abeille qui s'envole.

Mes parents aussi ont évolué. Ils sont plus fiers de leur identité mauricienne. Eux non plus ne veulent plus être quelqu’un d’autre. Alors, cette fois-ci j’ai laissé couler. Je n’ai rien forcé. J’ai arrêté de traduire le créole de ma tête en français dans ma bouche. J’ai beaucoup ramé. J’ai mis du temps à trouver ma cadence mais, aujourd’hui, je suis assez confiante pour laisser glisser quelques mots et expressions en créole. Je peux enfin dire : « Oui, je suis mauricienne, to pa trouve ta ! »

Ségolène, 18 ans, Curepipe

Illustration © Léa Ciesco (@leaciesco)

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1 réaction

  1. C’est génial. Trop trop bien. C’est couché avec art , simplicité et tellement parlant . L’approche est palliatif et superbement imagé. J’adore tout simplement.

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